L’hypothèse de la douceur – “Chère chambre” de Pauline Haudepin

(c) Jean-Louis Fernandez

Jusqu’au 29 janvier, au théâtre de la cité internationale, vous pourrez retrouver une pièce qui vous parlera. Qui vous parlera de la violence et de la douceur. De la violence de la douceur dans un monde social où la brutalité est norme. Qui vous parlera des strangulations de la jeunesse. De la quête d’idéal qui la caractérise, de sa déliquescence aussi. Qui vous parlera des hypocrisies, des faux-semblants, des scènes familiales répétées, des névroses maturées avec soin dans des cocons viciés, des chambres trop peu aérées, des chambres de jeunesse aux leviers scellés, aux linteaux trop bruyants, aux fenêtres atrophiées.

Atomiser la chambre

Pour l’histoire : Chimène a couché avec un inconnu atteint d’une maladie contagieuse, elle est à présent condamnée à une longue déliquescence biologique ; ses organes vont refroidir, son sang va ralentir, la blancheur hospitalière lui est assurée. Condamnée par cette étrange maladie, Chimène l’est tout autant par sa mère, Rose, qui ne comprend pas comment son tendre enfant s’est livrée à une pareille maladie en toute innocence des dangers du monde. Par sa copine, Domino, qui chancelle de voir disparaître son îlot de douceur par la mort de Chimène, Domino, professeure de philosophie engagée qui surnage dans la révolte contre l’ordre établi, non sans souffrir de la contradiction d’en proposer un autre. Par son père, Ulrich, qui comprend peut-être le mieux, en-dessous du langage l’agissement de sa fille.

Cette décision que prend Chimène et qui la condamne, fait référence à une œuvre de Paul Claudel où une jeune fille, embrassant un lépreux, la sauve de la mort mais se condamne à son tour (L’annonce faite à Marie). Alors que dans l’œuvre claudélienne il s’agit pour la jeune fille de trouver la voie de la sainteté une fois atteinte du mal, Pauline Haudepin souhaite saisir les implications profanes d’un tel acte : l’acte de Chimène ouvre un délitement des agencements sociaux et de leur violence.

C’est précisément cet « acte gratuit » de Chimène qui va atomiser les cadres du huis-clôt bourgeois en « carton-pâte » dans lequel les personnages se sont enfermés, dans le rôle social qui leur incombe d’occuper, dans la posture de la copine, du père, de la mère, du couple parental. Cette fragmentation auto questionnante des personnages répond à la question du fonctionnement de la révolte par la douceur que se pose l’autrice dans un entretien réalisé par Fanny Mentré pour le théâtre national de Strasbourg  en février 2021 :          il s’agit de savoir « comment un acte de douceur peut être aussi subversif, voire plus, qu’un acte de violence. ».

Violence et douceur

Une des questions posées par la pièce est d’établir les frontières poreuses de la violence et de la douceur. Alors que la violence du monde social ou du monde familial est pointée du doigt régulièrement dans les gestes artistiques, celle-ci est ici accusée de manière négative en présentant à la face de la violence auto-érigée en norme par le caractère vicieux de son cercle une douceur qui lui est tout à fait incompréhensible.

Se donner en toute connaissance de conséquence à un inconnu infecté par une mystérieuse maladie létale : voilà le scandale d’une douceur contre la violence du rejet, voilà le scandale du risque devant l’autel du principe de précaution. Mais la douceur, lorsqu’elle est excessive, peut aussi devenir violence, (ou bien n’est-ce-que parce qu’elle est contaminée par la tonalité violente du monde ?) : « De la même manière que l’acte de douceur de Chimène est subversif, la violence de Rose s’exerce dans cette obsession de la douceur. Il y a une forme d’excès inverse. »

Plus qu’un délitement des personnages et de leurs postures, qu’une lente déprogrammation de leur violence produite par « un individualisme qui a produit si peu d’individus », un galvaudage généralisé de l’hypocrisie sociale s’opère et son évaporation déploie un espace scénique nouveau.

(c) Jean-Louis Fernandez

Atomiser la pièce

Peu-à-peu en effet, l’acte théâtral de la pièce lui-même s’atomise, et sa structure narrative devient défibrillique. La chambre se délite en pans de murs, des toiles apparaissent et à ces peintures un nouveau personnage surgit, un personnage-araignée rembobinant tel Ariane le fil social obscurcissant les désirs des personnages.

Dans une sarabande inquiétante ce personnage prenant le nom de la troupe de Pauline Haudepin, «Theraphosa Blondi», danse, danse et danse encore. Danser, parce que les mots ne sont pas suffisants, danser parce que les mots sont faits pour être insuffisants, pour créer de la distance, de la réflexion, de l’auto-narration de soi et surtout de l’autre; pour créer de la sclérose. Danser alors, pour déjouer les impasses de l’indicible et entrer à nouveau en communication avec les corps, libres enfin de leurs mots, que Pauline Haudepin pousse entre leur lèvre avec une grande maîtrise.

Si bien que l’on serait presque déçu de cet abandon d’une si belle manie des mots, si ce par quoi elle est remplacée n’était tout autant bouleversante et brillamment exécutée : l’autrice veut «disperser, dans la pièce, des points de fuite, des brèches, des gouffres. C’est une « pièce de chambre avec fissures », dans les murs, dans la moquette»

Sortir

D’autant plus que l’herméneutique de la douceur ne s’achève pas pour autant, que Theraphosa poursuit ce travail d’exorcisme qu’est l’usage des mots par sa transmutation dans la mise en mot des corps soudain dansés et non plus mimés.

En pratiquant une sorte de maïeutique sur les personnages, il les rapproche le plus de leur « humanité sans qualité », pour faire référence au livre de Robert Musil (dont le héros porte le même nom que le père de Chimène). Les strates sociales, les escarres hypocrites de la trame violente du monde se desquament du corps des personnages qui se joignent peu à peu à la vision authentique de leur humanité. Humanité tout à la fois appel des corps à se rejoindre, à s’enlacer, appel des désirs, des idéaux à se réaliser et enfin appel à placer au cœur de nos relations l’ambiguïté, la problématicité, le doute, qui seuls amènent une forme d’irrévérence à même de sortir de leur nuit les évidences les plus sclérosantes.  

Quant à savoir de quel mal invisible est frappé Chimène, si chacun y transpose ses propres obsessions, Pauline Haudepin précise : « ce n’est, je le précise, ni le sida ni le Covid, c’est une maladie de théâtre, de fiction ». Une maladie de théâtre, une comédie, mais en ce qu’elle a de plus tragique, au fond d’elle-même : la profondeur de sa propre ironie doublée sur scène.

Mais une maladie qui invite à la légèreté, une maladie qui nous fait sortir d’une série de calques, qui nous fait sortir de l’empêchement contemporain généralisé à « sortir ». « Sortir » c’est aussi aller voir la douceur de Chère chambre.

Alexandre Jadin

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