“Tropique de la violence”, entre poétique et politique

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    « Mayotte est et sera à jamais française » peut-on lire sur une des scènes projetées dans la “pièce” de Alexandre Zeff tirée du roman de Nathacha Appanah. Le ton politique de la “pièce”, “Tropique de la violence” qui est actuellement représentée au théâtre de la cité internationale est donné. Certes, à Mayotte, « l’on trouve le plus beau lagon du monde », mais ses eaux sont d’un rouge invisible, ses eaux sont chargées des centaines d’Aylan Kurdi, des centaines de réfugiés qui tentent la traversée pour rejoindre cette île de France égarée par les brisures de la colonisation dans l’océan indien. Certes, à Mayotte, l’on danse pour un changement non-violent. Mais à Mayotte, le soleil se confond aux abîmes dans lesquels la moitié de sa population, clandestine, est jetée, livrée à elle-même, dans la contradiction d’un exil sans royaume. 

    « Tropique de la violence » entend révéler le scandale de cette zone tropicale, d’en exposer les profondeurs moites toujours occultées, dans la courageuse crudité d’un geste artistique qui ne s’épargne aucune ellipse sur les variations que l’humain a donné à la violence. L’on suit le parcours de Moïse, jeune orphelin recueilli par une infirmière blanche. L’on suit son parcours, qui passe par une crise identitaire mortifère : le nœud de son origine qu’il ne connaît pas le pousse à rencontrer « le roi de Gaza », petit chef d’une zone de non-droit où écument tous ceux que l’Administration, que la France ne reconnaît pas, que la France laisse hors de sa vision, hors de son champ. 

    Le jeu qui s’ensuit traduit un double délire, celui de ce « roi » qui dans sa haine des Blancs pousse à essentialiser les Noirs, celui de la l’administration française qui produit cette haine par l’entremise de sa propre défection. Au fond, l’intention de la pièce est peut-être de plaider pour une conception « créole » de la société dans les territoires d’outre-mer français, pour utiliser le vocabulaire du penseur Edouard Glissant, de plaider pour une conception métissée de l’identité en ces territoires, pour utiliser le vocabulaire du metteur en scène Alexandre Zeff.

    Œuvre métissée donc, qui se refuse aux absolus. Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon lui-même résumait cette posture : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre. (…) Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc ». Moïse est pris dans ce dilemme identitaire, et est confronté à toutes les violences du « roi », symbole de tout un surmoi historique pesant sur celui qui cumule le statut de réfugié et le sentiment vécu de vivre en dissonance dans une société toute blanche. Combattant cette passion triste qui voudrait que nous soyons seulement constitués par l’endroit d’où nous venons, que notre héritage soit précédé d’un testament qui nous empêcherait de courir vers l’horizon, vers le dépassement de toutes les impositions identitaires, le combat de Moïse soulève des enjeux profondément contemporains. Comme en écho à ce poème d’Edouard Glissant :

    « Dénoue ton âme, lève-toi, et considère ce pays. La mort

    Enclose nous sépare, et tes yeux ont scellé le deuil.

    Nous n’entrerons qu’en ton regard, mais il est clos. Pour nous, 

    Seul ton visage aura de part aux noces. Ton visage seulement.

    Qui es-tu ? L’horizon à peine te contient. La plaine

    Que tu vois dénouée dans cette aube ô très pure

    Nous crie la mort avec les boues qui la sertissent.

    Qui sommes-nous, dans cette glaise où le sang court ?

    Le chant t’épure, tu défailles. Ta mémoire seulement grandit. »

    La pièce d’Alexandre Zeff n’en est pas une. Elle est plus qu’une pièce, puisqu’au jeu traditionnel il superpose la vidéo, le chant, le combat, la musique, le rap, les rais de lumières. Il s’agit donc d’une œuvre métissée, transdisciplinaire, où les différents médias se mêlent pour ne former qu’un tout, décloisonnant les différentes manières de s’exprimer artistiquement. Cette transdisciplinarité produit une œuvre résolument époustouflante où ces superpositions de plans artistiques produisent une synesthésie de son et de lumières qui se chambardent l’un l’autre sans cesse. Une profusion parfois épileptique, qui nous étourdit, nous embarque dans sa vitesse et confine nos yeux à une nystagmus hébétée qui nous transporte.

    Plus encore que les techniques artistiques, c’est la scène qui est également décloisonnée. À l’image des pratiques artistiques qui s’entrecroisent, la scène déborde parfois sur ce qui est d’ordinaire considéré comme le territoire du public, confortable de son noir silencieux et capitonné. Parfois provoqué, pris sur le fait d’être là coi face à la frénésie du jeu et des techniques scéniques, parfois accusé à demi-mot de son assise, de sa propreté spectatrice face au scandale du thème de la pièce, le public se réveille alors soudain de son hébétude, tout saisi qu’il est par le jeu qui vient empiéter sur son espace en débordant comme un ressac. Et ce même public sort de la pièce tout aussi réveillé, tout fouetté de ce qui se passe et qui ne devrait pourtant jamais « passer ». 

“Tropique de la violence” est à voir jusqu’au vendredi 24 septembre au Théâtre de la cité internationale https://www.theatredelacite.com/. Une représentation sous-titrée en anglais a lieu le 21 septembre au soir.

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