Le Crous de la Cité universitaire : “C’est normal ça ?”

©ciup.fr

Le 16 novembre, le Resto du Crous de la Cité universitaire était fermé pour grève. Un résident met en lumière leurs conditions de travail déplorables et leur présence exceptionnelle durant la pandémie, lançant un appel à la reconnaissance et au soutien auprès des résident.e.s de la Ciup. Une pétition a également été lancée : https://chng.it/7GQSTttSWz

Un service inouï pour les étudiant.es

Je m’appelle Alexis. Je suis étudiant en science politique et je réside à la Cité universitaire de Paris. Chaque jour, quand je rentre des cours, c’est pour moi le même rituel : à la pause de 16h00 quand je descends de la bibliothèque de la ciup, je croise Catherine*, qui sert à la cafétéria du Crous de la Cité. Catherine est du genre vigoureuse : en deux temps trois mouvements, mon café allongé est servi. Parfois, je tombe sur Cynthia : on parle de ses balades du week-end, de nos chevelures atypiques, bref : de la pluie et du beau temps. On rigole, puis je m’en vais. 

A 19h30, c’est le début de l’acte II : après le café, place au dîner, toujours au restaurant du Crous. Là, je croise d’abord Rayan, qui gère le flux des résidents, juste avant d’entrer dans le réfectoire, afin de respecter les jauges règlementaires depuis la pandémie. Nous sommes chaque soir des centaines : le hall de la maison internationale est rempli. Avec Rayan, on échange toujours sur les résultats du foot : « cette semaine, le psg a gagné ! » me dit-il.

Puis, j’entre dans le réfectoire. Je récupère mes couverts tout propres. Qui les a lavés ? Je ne connais aucun des plongeurs. Je sais simplement qu’ils travaillent en sous-sol, à dix-mètres en dessous de nous. Ensuite, je récupère mon plat : je ne connais pas non plus les noms des cuisiniers. Mais eux, je connais leur visage : l’un, un jeune homme au large sourire qui se devine derrière son masque, s’occupe du grill : c’est toujours lui qui prépare les frites et les steaks. L’autre, un peu plus âgé, taiseux, s’occupe des plats végétariens. Ça y est, c’est mon tour ! Je récupère mon plat, le remercie brièvement, puis me dirige vers les desserts. Ils sont servis dans des ramequins, qui doivent être préparés par des petites mains minutieuses chaque jour. A qui appartiennent ces petites mains ? Je n’en ai aucune idée. Je ne vois très certainement qu’une infime partie de l’iceberg : restent invisibles toutes celles et ceux qui travaillent en sous-sol, dans l’ombre, avant, et après notre venue. 

Enfin, je me dirige vers les deux caisses : au choix, c’est soit Dominique, soit Leïla. Je les salue, procède au paiement, puis pars m’assoir. Ça y est, je peux manger. Il est temps d’oublier toutes ces interrogations, les enfouir, pour profiter du dîner… Je m’installe seul, tente de penser à autre chose, mais très vite, je recommence à réfléchir à toutes les personnes que je viens de croiser. A Catherine, à Cynthia, à Rayan, à Dominique, à Leïla, et aussi, à tous celles et ceux qui travaillent pour moi, mais que je ne vois pas. Comment s’appellent-ils ? Où vivent-ils ? Combien sont-ils ? Qui va récupérer le plateau que je déposerai sur le tapis roulant une fois mon repas terminé ? Je connais seulement quelques noms et une dizaine de visages. 

La détresse des salarié.es du Crous

Perdu dans mes pensées, je divague…Tout à coup, Leïla et Dominique m’interpellent. C’est bien inhabituel. Je ne les vois jamais quitter leur poste de travail. Ils s’assoient à ma table, l’air préoccupé :

Leïla : « Alexis, ça fait maintenant un an que tu es là, c’est bien ça ? »
Moi : « Oui Leïla, c’est à peu près ça. »
Dominique : « Tu connais bien les résidents des maisons maintenant ? »
Moi : « Oui plutôt. Je suis assez investi dans la vie de la Cité Universitaire ».

Leïla : « Il faut qu’on te parle alors. On a besoin de votre soutien, vous les étudiants qui vivez ici. On est à bout. Le Crous, ils se foutent de nous. On est le seul Crous pendant le confinement à avoir été ouvert. On a eu trois fois plus de travail pendant cette période. C’était un vrai travail à la chaîne, et on a eu quoi en échange ? 120 euros. Ils nous ont donné des miettes de pain. On est le Crous de France le moins payé. Dans d’autres régions, où le prix de la vie est moins cher, ils sont mieux payés. C’est normal ça ? »

Dominique surenchérit : « le dimanche, on n’est même plus payés double. Avant, on l’était. Maintenant, ils nous mettent en repos le lundi, et ne sont donc plus obligés de nous payer plus. Au bout du compte, en net, au mois de septembre, je m’en suis sorti avec 1270€. On touche un salaire de misère. C’est normal ça ? »

Sous le choc, je balbutie…je suis sonné, atterré. J’ai besoin de digérer cet appel à l’aide, cet appel à la solidarité. J’ai besoin de comprendre et de prendre du recul. Je suis touché par ce message de détresse. Je laisse alors passer plusieurs jours de réflexion, puis me décide : ça y est, je mènerai l’enquête, je tenterai quelque chose. Il est grand temps d’agir pour ceux et celles qui agissent pour nous.

Alors, je les écoute, plusieurs jours, les questionne, me renseigne, j’écris, je réfléchis. J’apprends que la plupart des salariés gagnent tout juste le SMIC. Ils viennent de l’autre bout de l’Île de France. Nombreuses et nombreux sont en CDD, qu’ils renouvellent d’année en année, depuis cinq voire six ans. C’est normal ça ?

Injustice et grève

Le 16 novembre, le Restaurant du CROUS était fermé pour grève. ©La rédaction, MP

Leur syndicat a demandé une prime de 400€ cette année : après d’âpres négociations, cette prime a été obtenue… seulement pour les personnes en CDI. Ce qui écarte quasiment la moitié des salariés du Crous de la Cité Universitaire, qui ne bénéficieront pas de ces 400€. Certains auraient même été menacés de non-renouvellement de leur CDD s’ils participaient à la grève, qui s’est tenue le 16 novembre dernier. C’est normal ça ? Les négociations sont en cours pour l’attribution de cette prime, mais il n’est pas garanti, à l’heure actuelle, que tous les employés (en CDI, en CDD ainsi que les fonctionnaires) la reçoivent de manière équitable.

Au-delà de ces revendications pour une prime, c’est l’accomplissement de leur travail au quotidien qui est devenu difficile : « nous manquons de matériel et de personnel », m’a dit un jour Cynthia. « Ici, on bosse souvent pour deux personnes. Par exemple, l’ascenseur dans le réfectoire : normalement, les plongeurs nous renvoient l’ascenseur avec des chariots. Il est en panne, et ça dure depuis longtemps. Moi, avec mes 52 kilos, mon dos en prend un sacré coup. Cette semaine, je n’ai pas touché une seule fois la caisse avec tous les aller-retours, alors que mon intitulé de poste c’est : « caissière-serveuse ». C’est normal ça ? »

Après tous ces échanges, je me lance : pour que cet appel à l’aide puisse avoir un écho suffisamment puissant, il me faut le soutien des résidents de la Cité universitaire, savoir s’ils partagent le même sentiment : un sentiment de profonde gratitude envers celles et ceux qui nous permettent de manger tous les jours, un repas correct pour seulement 3,30€. 

Car après tout, c’est bien eux qui nous permettent de nous restaurer depuis le début de l’année, y compris pendant la pandémie. C’est bien eux qui préparaient nos plats avant que nous les emportions pour manger dans nos résidences, quand nous ne pouvions plus nous restaurer au self, au pic de l’épidémie. C’est bien eux qu’on appelle « les premiers de cordées », ceux qui font tout ce travail de l’ombre, qui prennent le RER très tôt le matin, dans la pénombre et le froid. C’est bien eux qui viennent travailler à Paris, mais qui, pour la plupart, ne peuvent pas en profiter.

Je vois la Cité Universitaire comme un écosystème, composé de personnes en lien les unes avec les autres : si ces femmes et ces hommes n’en peuvent plus, nous en ressentirons les effets. Et nous les ressentons déjà. Au cours de mon enquête, Dominique m’a un jour confié : « Y’a des matins Alexis, tu me vois tirer la gueule. Mais c’est un peu normal je pense, vu nos conditions de travail. J’ai envie de me barrer moi. Y’a un manque de reconnaissance aussi, je suis désolé. Combien de fois la Direction nous a réunis pour nous féliciter durant le covid ? Jamais. Nous, tout ce qu’on demande, c’est un minimum de reconnaissance. »

Un appel pour plus de reconnaissance

Alors, je partage ces réflexions aux autres résidents de la Cité universitaire. Et là, gratifiante surprise : je reçois un soutien plus que massif de la part des résidents, de toutes les maisons. Le message se voit plébiscité, donc légitimé. Il a réveillé notre engagement. C’est confirmé : notre action est lancée ! Au-delà du « bénéfice » que, nous les étudiants, tirerions d’une éventuelle revalorisation de leur travail, il est grand temps pour nous de clamer haut et fort notre soutien, indépendamment de nos intérêts en tant qu’étudiant. Perdre une partie de cet écosystème, c’est perdre une partie de nous-mêmes. Perdre Catherine, perdre Cynthia, perdre Rayan, perdre Dominique, perdre Leïla, c’est perdre une partie de la Cité U. La Cité U, c’est nous, c’est eux, c’est tout ceux qui font vivre ce lieu prestigieux.

Il est temps que ce prestige soit rendu à celles et ceux qui le subliment au quotidien. Nous, les étudiants, avons reçu un certain soutien durant la pandémie, pandémie qui a révélé et exacerbé la précarité et la détresse étudiante. Pour la plupart, nous avons plié, sans rompre, nous avons résisté, et c’est en partie grâce à ces personnes. A-t-on suffisamment évoqué leur rôle fondamental ? Les a-t-on dignement, chaleureusement et suffisamment remerciés ?

ll est grand temps qu’ils puissent exercer dignement leur travail, qu’ils puissent bénéficier d’une revalorisation de leur salaire, d’une prime de 400€ appliquée à toutes et tous, qu’ils soient en CDD, en CDI ou fonctionnaires. Il est grand temps de les remercier et de leur affirmer notre plein et sincère soutien.

L’appel est lancé, et nous y répondrons, nous les étudiantes et étudiants. Des centaines d’étudiants de la Cité U, des dizaines de comités des résidences ont affiché leur soutien. Alors, nous lançons à notre tour cet appel à la mobilisation générale. Dans les prochains jours, nous écrirons à Madame la Déléguée Générale, nous écrirons à Madame la Ministre de l’Enseignement Supérieure et nous porterons cette question auprès des syndicats étudiants à l’échelle nationale. Nous pensons que nous avons notre mot à dire, et que les instances de la Cité Universitaire également. Certes, le Crous dépend du Ministère de l’Enseignement Supérieur, mais il est bel et bien inséré dans l’écosystème de la Cité U. Nos instances représentatives doivent prendre à bras le corps cette question. Que serait la Cité U sans eux ?

Ne pas répondre à cet appel serait nier ce lien qui nous unit, auprès de toutes celles et ceux avec qui nous sommes en interaction à la Cité Universitaire. Le Crous est un lieu central, charnière de la Cité Universitaire : c’est un lieu de convivialité, de coworking l’après-midi, de rencontres, d’échanges. Il est grand temps de redonner du prestige au travail ô combien précieux de Catherine, Cynthia, Rayan, Dominique, Leïla. Aux plongeurs au sous-sol. A toutes celles et ceux que nous ne voyons pas mais dont nous dépendons.


Un écosystème qui tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies rémunèrent si mal

Alors si Catherine, Cynthia, Rayan, Dominique, Leïla en viennent à lire cet article. Sachez une chose : nous ne souhaitons pas vous voir partir. Vous voir remplacer par d’autres qui n’auraient pas encore atteint cet état de détresse. Avant de l’atteindre à leur tour. Nous vous soutiendrons : ce n’est que le début, mais j’ai l’intime conviction que nous sommes des milliers à entendre cet appel. Nous y répondrons. Il est grand temps de traiter en profondeur les racines de ce problème. A la Cité Universitaire, puis nous l’espérons, partout ailleurs. Répandre ce message. Car, comme me l’a confié Leïla, « il y a d’autres Crous dans la galère. C’est partout pareil ».

Il est grand temps de faire reconnaître l’immense valeur de ce travail, qui fait vivre notre écosystème estudiantin. Aujourd’hui, nous souhaitons porter les revendications du personnel du Crous. Peut-être demain, accompagnerons-nous le personnel qui nettoie nos résidences, celui qui entretient notre parc ou qui veille à notre sécurité ? Il est temps de donner vie à cet appel de celles et ceux qui garantissent notre bien-être.

La Cité Internationale Universitaire de Paris, un écosystème qui tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies rémunèrent si mal.

Cher personnel du Crous, nous sommes avec vous ! Chers salariés du Crous, recevez notre entier et sincère soutien !

Cela nous semble « normal », ça.

Pour soutenir l’initiative, voici la pétition : https://chng.it/7GQSTttSWz

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*Par souci déontologique et de sécurité pour leurs emplois, nous avons anonymisé les personnes et créé des personnages fictifs. En revanche, l’enquête a bien été menée, les revendications ont été fidèlement retranscrites et sont partagées par la grande majorité des membres du personnel.

Ce texte est une carte blanche qui reflète l’opinion de l’auteur et qui n’engage pas la responsabilité du journal Cité unie.

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