La démocratie directe en France, mission impossible ?

Lors des manifestations des gilets jaunes, de nombreux panneaux appelant à la mise en place d’un Référendum d’initiative citoyenne (RIC) ont été brandis © Creative commons, Olivier Ortelpa

Comment impliquer davantage le citoyen dans le processus démocratique ? Cette question a le mérite d’être posée à la France qui traverse depuis des décennies une crise de la représentativité politique. Or, la démocratie directe, dans laquelle le citoyen participe directement aux décisions politiques, paraît être une lointaine utopie dans ce pays encore très centralisé. Pourquoi cette forme politique peine-t-elle à s’imposer en France et est-elle un moyen de sortir de l’impasse politique actuelle ?

La Commune de Paris de 1871, dont on célèbre cette année les 150 ans, ou la Révolution française de 1789 ont à plusieurs égards été des expériences de démocratie directe. Cette dernière peut être définie comme une forme de démocratie qui fait participer directement le citoyen sans l’intermédiaire de représentants élus. Pourtant, même si la France a compté d’éminents penseurs de la démocratie directe dans son histoire, comme Condorcet, la participation citoyenne au processus démocratique reste aujourd’hui très faible dans le régime présidentiel de la cinquième République. Qu’elle est belle alors la démocratie quand il s’agit d’élire, une fois tous les cinq ans, à la suite d’une campagne très onéreuse, une personnalité, moins pire que l’autre, qui servira de bouc-émissaire pendant quelques années, avant qu’une nouvelle tête reprenne son fardeau.

Cela est peut-être caricatural, mais il n’en reste pas moins que les citoyens français n’ont pas vraiment leur mot à dire sur les questions politiques décisives de leur époque. Plus encore, quand on leur donne la parole, on ne les écoute pas. En 2005, par exemple, lorsqu’ils disent « non » à 54,67 % à un traité établissant une constitution européenne, deux ans plus tard, ils doivent avaler la pilule qu’ils avaient refusée, à travers un autre traité, celui de Lisbonne, qui ne sera, lui, pas soumis à référendum. Pourquoi cette peur de donner au « peuple » le droit de s’impliquer directement dans la décision politique ?

Le poids de l’histoire et le populisme

Premier élément de réponse : le modèle politique français repose sur une conception « jacobine » de la république. Autrement dit, son système politique se caractérise par l’organisation d’un pouvoir centralisé depuis Paris, lieu où se déploie l’essentiel de la machine administrative. Dans cette République « une et indivisible », l’exercice du pouvoir se trouve alors aux mains d’une élite républicaine formée dans quelques « grandes écoles » de la capitale. Faite sur mesure pour le général de Gaulle, la cinquième République, née en 1958, a même renforcé la verticalité du pouvoir en donnant un poids prépondérant au chef de l’État.

Dans ce système, au-delà des élections, quelle place est laissée aux citoyens dans la formation des politiques publiques ? La réponse se trouve dans l’article 11 de la Constitution qui permet au président de soumettre à référendum un projet de loi. Cet outil que de Gaulle affectionnait de prime abord – utile notamment pour court-circuiter le Parlement – s’est ensuite retourné contre lui car il a été contraint à la démission en 1969 suite à l’échec de son référendum sur la création de régions et la réforme du Sénat. Il faut croire que la crainte chez les locataires de l’Élysée d’être délégitimé par une décision populaire s’est inscrite dans la durée car les successeurs du général de Gaulle n’ont utilisé qu’à cinq reprises le référendum. Ainsi, on peut dire que tous les dix ans, les Français ont la possibilité de dire « oui » ou « non » à une question posée par leur président, qui aura la liberté de les écouter ou non.

Il n’est dès lors pas étonnant de constater, dans les discours, une méfiance à l’égard de la participation citoyenne. En 2018, les débats sur le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), revendiqué par les gilets jaunes, ont été l’illustration du dédain des politiques vis-à-vis de la démocratie directe. Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, estimait alors que la démocratie directe telle que pratiquée en Suisse était « très souvent le fait de quelques clics affairistes et de quelques lobbyistes qui, à la fin, sont d’ailleurs démasqués ». Certains journalistes lui emboîtaient le pas comme le chroniqueur politique, Alain Duhamel, qui déclarait : « les gilets jaunes, une utopie de démocratie directe ». L’historien de la démocratie et professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon, quant à lui, déclarait, le 14 février 2020 dans l’émission Quotidien, que « notre démocratie a sérieusement besoin d’être refondée mais doit-elle être refondée, comme le veulent les populistes, avec le référendum, avec l’homme-peuple, probablement pas ». D’autre part, le référendum sur le Brexit ainsi que l’élection de Trump, en 2016, ont renforcé la crainte de la consultation populaire des « simples » citoyens, qui, mal éclairés, feraient forcément les mauvais choix.

La démocratie directe, l’arme des « extrêmes » ?

En France, les défenseurs de la démocratie directe se trouvent dans les partis politiques les plus radicaux. Engagé dans la course présidentielle de 2022, Jean- Luc Mélenchon milite depuis plusieurs années pour l’établissement d’une sixième République. Son parti, La France insoumise, projette ainsi, en cas d’élection, la réécriture de la Constitution qui serait élaborée par une Assemblée constituante, c’est-à-dire un groupe de citoyens élus ou tirés au sort. Marine Le Pen, qui souhaite également devenir présidente, a fait part, elle, à plusieurs reprises de sa volonté d’une consultation populaire sur des sujets comme l’immigration, la réforme des retraites ou encore le climat.

Manœuvre politicienne ou conviction politique profonde ? Ces deux dinosaures de la politique française se sont en tout cas affichés comme des soutiens du mouvement des gilets jaunes et de leur proposition du RIC. Ce dernier, contrairement à la tradition du plébiscite « par le haut », donnerait le droit aux citoyens, s’ils récoltent un nombre suffisant de signatures, de soumettre un projet de loi à une votation populaire. Sans surprise, ce RIC ne fait pas du tout l’unanimité au sein des hautes sphères de l’État. Certes, un Référendum d’initiative partagée (RIP) est inclus dans l’article 11 mais cette procédure contient de nombreux obstacles administratifs et, surtout, elle nécessite le soutien d’un cinquième des membres du Parlement. Pas étonnant dès lors qu’aucun référendum de cet ordre n’ait encore eu lieu.

Vers plus de participation citoyenne ?

Au vu de la contestation politique grandissante, le gouvernement actuel a néanmoins bien compris qu’il ne pouvait pas systématiquement exclure les citoyens du processus décisionnel. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’organisation du Grand débat national lancé par le président Macron en 2019. Il s’agissait alors pour l’État, en réponse au mouvement des gilets jaunes, de faire remonter les « doléances » des Français. Mais cette opération (marketing ?) était, une fois de plus, à l’initiative des gouvernants qui ont imposé le cadre du « débat ».

Bien qu’organisée, pour changer, par l’exécutif, la Convention citoyenne pour le climat pouvait nourrir l’espoir d’un élan de démocratie directe. Or, les propositions politiques, formulées par 150 citoyens tirés au sort, sont acceptées au bon vouloir du gouvernement et du Parlement, et aucune consultation populaire n’est prévue. Dans cette perspective, le RIP sur les animaux, lancé en 2020, qui propose six mesures sur le bien-être animal, va-t-il suivre le même destin funeste que toutes les autres tentatives de faire appliquer une décision politique en scrutin ?

La démocratie suisse, l’impensé français

Pourtant, hors des radars politiques français, il existe un système politique qui comporte des outils de démocratie directe. En effet, la démocratie des « petits Suisses », bien que peu présente dans l’horizon intellectuel français qui préfère se comparer à l’Allemagne, est la preuve vivante qu’il est possible de faire participer les citoyens à la machine démocratique. D’une part, les citoyens suisses ont la possibilité, grâce à l’Initiative populaire, de se prononcer directe- ment sur une modification ou une extension de la Constitution ; d’autre part, le Référendum facultatif permet la soumission au vote populaire d’une loi votée initialement par le Parlement. Depuis la fin du XIXe siècle, plus de 200 initiatives populaires ont ainsi été soumises aux citoyens qui en ont accepté 23.

Bien qu’imparfait, au regard par exemple de sa lenteur, ce système de démocratie semi-directe – combinant des éléments représentatifs et de démocratie directe – a en tout cas le mérite de donner une plus grande légitimité démocratique aux décisions politiques. En effet, les citoyens ont la possibilité de trancher tout type de sujet, du plus polémique au plus trivial, de la sortie du nucléaire (2016) à l’interdiction de couper les cornes des vaches (2018). On est ainsi loin des débats politiques français qui finissent toujours par une décision, plus ou moins forcée d’une majorité politique, qui fracture encore davantage la société.

Il serait probablement vain d’espérer une transposition du modèle « suisse » à la France. On ne peut pas infléchir les trajectoires historiques en quelques coups de baguette magique. La pratique de la démocratie directe suppose un apprentissage lent, une culture du consensus, un système décentralisé, qui paraissent peu conformes au modèle français actuel. Pour changer cette tendance, il s’agirait en tout cas de commencer à penser la politique française au-delà de la focalisation médiatique permanente et absurde sur le président Macron qui est probablement moins la cause que le symptôme du système.

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