Critique de théâtre. Ralentir, ce n’est pas la même chose que décélérer. Décélérer, c’est garder le rythme dans le ralentissement du mouvement. Ralentir, c’est assassiner le mouvement, c’est rendre caduc ce qui nous constitue en propre.
Garder le rythme donc, mais en le faisant résonner en écho avec notre mesure interne. Le chaos, c’est la vitesse, “l’accélération folle de notre vie”, qui empêche quoique ce soit de prendre forme, de faire corps, de se constituer. Trouver un rythme nouveau seulement parce qu’il est plus ancien. Voilà le programme. Comment faire ? Thierry Balasse, compositeur de la performance musicale «Vers la résonnance » nous l’indique du creux de la voix, en arrivant sur scène.
L’on peut bien sûr s’allonger dans la nuit noire sous un ciel étoilé. L’on peut bien sûr s’allonger face à la mer et nous laisser bercer par son roulis interne. Mais surtout, l’on peut réapprendre à écouter. Il suffit de faire baisser d’un ton le rythme frénétique du chant des oiseaux, le faire baisser jusqu’à une fréquence naturelle, ample, où le bruit ne s’assassine plus en crevant son pendant nécessaire : le silence. Dans le silence se répercute le bruit, qui devient un son, plus qu’un son, une vibration. Soudain, l’on entend plus loin que l’audible, on entre dans la sphère inouïe de l’inouï pourtant ouï. On commence à sentir ce qui nous permet de sentir, notre fond profondément affectif partagé généreusement avec le monde lui-même.
Maniant une kyrielle d’instruments, tous plus incongrus, plus oubliés que les autres, les musiciens s’emparent de la scène en faisant s’entrechoquer différents médiums : piano, synthétiseur, vases cristallins, rhombe, guitare électrique, roue de vélo, tout ce qui peut sous le mouvement humain produire plus que de l’humain. Le tout se mélange comme une vague qui se répéterait à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à l’extrême enroulement, l’extrême répétition se confondant dans une ultime contrition intensive dans la pénombre allée avec le silence.
Au fond des planches, c’est une grande plaque texturée comme une toile encore vierge qui s’étend. Dans un jeu de lumière et de fumée sublimissime, les visions qui nous sont fournies sont analogues à l’inouï : de l’invisible de l’ordre d’une peinture s’effectuant à même la performance. La peinture mobile avance, mute, se fond d’apoplexies pour former l’informe d’une expérience esthétique qui ne se réduit plus aux sens. Transportés dans le décor invisible du fond, nous plongeons dans l’expérience que nous sommes.
Chutant du haut de la scène, un filet de sable et des gouttes d’eau entre lesquelles serpente gracieusement la chorégraphe Anusha Emrith descendent sans jamais atteindre de cible. Comme la musique, ils ne font que chuter, encore et encore, recommençant leur geste dans d’infimes variations.
La musique que l’on peut qualifier de minimaliste d’Arvo Pärt achève les frissons continus procurés par cette expérience esthétique magistrale dans un dernier geste de chants cristallins et hiérophantiques. Dernier acte, dernier enroulement d’une performance parfaitement exécutée, parfaitement déroulée, jusqu’au silence voilé des larmes des spectateurs constituant l’instant présent d’une performance qui marque profondément, jusqu’à ce seuil de la naissance du frisson.
Retrouver sa mesure interne, c’est le sens d’un triptyque musical proposé par le théâtre de la cité universitaire pour clôturer l’âpre mois de novembre, toujours trop froid et trop sombre. Poursuivant cette veine avec « Music for Airports » de Biran Eno le 25 novembre et « Slow » du cabaret contemporain le mardi 30 novembre, le théâtre nous offre ici un exceptionnel moyen de se retrouver avec le mystère que nous sommes, dans la sarabande sublimée d’une cacophonie harmonieuse. Exceptionnel.
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Concert-spectacle pour 5 concertistes (4 musiciens et une danseuse). Composition Thierry Balasse. Composition de la musique originale Thierry Balasse, Eric Lohrer, Cécile Maisonhaute et Julien Reboux. Textes extraits de « Un bruit de balançoire » de Christian Bobin.
Thierry Balasse (électroacoustique, synthétiseurs, basse électrique et percussions), Anusha Emrith (danse et lecture), Eric Lohrer (guitare électrique et basse électrique), Cécile Maisonhaute (piano, chant et lecture), Julien Reboux (électroacoustique et percussions), les spectateurs (l’instant présent).
Composition de la chorégraphie Anusha Emrith. Lumière : Bruno Faucher. Son : Vincent Donà. Régie générale et régie plateau Mickaël Marchadier.