Un an après les manifestations au Liban qui ont entraîné la démission du gouvernement, le pays se trouve dans une situation de crises multiples. Pour beaucoup de Libanais.e.s, la situation déjà très tendue en raison de la crise économique et politique est devenue insupportable avec l’explosion du 4 août 2020 qui a détruit plusieurs quartiers de la capitale libanaise Beyrouth et traumatisé le pays. Résidente de la Maison du Liban, j’ai interviewé des résident.e.s sur leurs expériences et espoirs.
En face de la Maison internationale se trouve la Maison du Liban (MdL). Si elle semble un peu triste de l’extérieur, elle est pleine de vie à l’intérieur. Pour Mireille, la vie collective avec ses compatriotes la rassure dans la période troublée que son pays vit actuellement : « C’est bien d’entendre l’arabe libanais et de sentir les odeurs de la cuisine libanaise ».
Les résident.e.s me racontent l’espoir et le sens de communauté qu’ils ont ressenti lors des manifestations au Liban à partir d’octobre 2019, appelées la thaoura (révolution). Aujourd’hui, l’espoir a fait place à la désillusion. Un résident me confie : « Avec mes amis, nous avons tous participé à la thaoura. Maintenant, un an plus tard, nous sommes tous partis et vivons à l’étranger ».
« Je ne crois pas que le Liban puisse changer » : Charbel, assis dans la salle TV de la MdL, est ému. Pendant plus d’une heure, il me parle de son désenchantement par rapport à un changement politique et des dernières années au Liban, pendant lesquelles les crises semblaient s’empirer de plus en plus.
La crise politique et les communautés confessionnelles
Un facteur essentiel pour comprendre les enjeux au Liban sont les 18 communautés confessionnelles reconnues par l’État libanais dont quatre sont musulmanes : les Sunnites, les Chiites, les Druzes et les Alawites ; et 14 chrétiennes, dont les plus importantes en taille et pouvoir sont les Maronites et les Grecs-orthodoxes.
L’appartenance confessionnelle joue un rôle majeur dans la vie des Libanais.e.s, qu’ielles le veuillent ou pas. Le système politique se base sur une répartition proportionnelle à partir des confessions. En outre, le système social est davantage assumé par les communautés confessionnelles que par l’État. Les communautés gèrent également des hôpitaux, des médias, des établissements d’éducation, etc. Dans le domaine du droit civil, les droits diffèrent selon les communautés qui possèdent également leurs propres tribunaux.
La guerre civile entre 1975 et 1990 a encore renforcé les scissions sociales, même si les causes et enjeux n’étaient pas limités aux conflits confessionnels. Comme beaucoup de Libanais.e.s, Charbel voudrait dépasser ces divisions, mais n’y croit pas : « J’aimerais bien que le Liban soit une véritable nation, mais pour les gens, leur communauté confessionnelle est bien plus importante que d’être Libanais ». Mireille souligne : « Nous, on veut dépasser ces divisions, bien-sûr, mais il y a beaucoup de gens pour qui la confession joue un rôle majeur et ces gens font également partie du peuple ».
Marc Ghazali, politologue et activiste libanais, m’explique dans une interview téléphonique que les leaders politiques renforcent le système confessionnel qui est le garant de leur pouvoir, poursuivant la « stratégie du diviser pour régner ».
En outre, les règles de consensus et de véto aboutissent à une impasse politique. L’État libanais ne parvient pas à remplir ses fonctions régaliennes. On gardera à l’esprit les crises des ordures en 2015 et 2019 ou l’incapacité de l’État libanais à maîtriser les incendies en 2019. Les désaccords politiques ont même empêché les législatives (prévues par la constitution tous les quatre ans) pendant neuf ans entre 2009 et 2018 et ont conduit à laisser la place de président vacante de 2014 à 2016.
Depuis quelques années, un mouvement civil a émergé, revendiquant un changement de système politique : dépasser le système confessionnel, renouveler les élites politiques, lutter contre la corruption qui est un des problèmes majeurs.
La crise économique
Au cours des dernières années, les crises économiques et politiques se sont intensifiées. En 2019, la monnaie libanaise a été dévaluée drastiquement et les retraits bancaires très limités. Comme beaucoup de Libanais.e.s, Charbel a perdu ses épargnes : « l’argent que j’ai gagné en trois ans est bloqué dans ma banque. D’ailleurs on ne peut rien acheter avec notre argent ». La crise économique a entraîné un appauvrissement d’une grande partie de la population libanaise dont la moitié se trouve désormais sous le seuil de pauvreté.
Estelle témoigne : « La crise économique m’a rendue instable et stressée. Je suis venue sans bourse et je comptais sur mes parents pour m’envoyer de l’argent pour vivre. Maintenant je travaille tous les jours pour l’université et j’ai trouvé un travail en plus le samedi ».
Les décisions prises par le gouvernement libanais dans ce contexte de crise économique, notamment ses plans d’introduire une taxe sur les appels Whatsapp, ainsi que la corruption parmi les élites politiques, ont été les déclencheurs des manifestations en octobre 2019. Par conséquent, le premier ministre Saad Hariri a démissionné. Le nouveau gouvernement sous Hassan Adib n’est pas parvenu à améliorer la situation économique, aggravée encore par la pandémie du Covid-19.
La double explosion de Beyrouth du 4 août 2020
Le 4 août 2020, une double explosion dans le port de Beyrouth a détruit plusieurs quartiers de la capitale libanaise. Le port se trouvant à quelques centaines de mètres du centre-ville, l’explosion a entraîné des dommages désastreux : plus de 200 morts, 6 500 blessé.e.s. Des hôpitaux, des écoles, des églises, des musées et d’autres institutions ont été démolies, trois cent mille personnes se trouvent sans maison.
Ce jour-là, Charbel était en train de rentrer du travail au centre-ville de Beyrouth, quand il entendit et sentit l’explosion (témoignage en pages 6-7). Trois mois après l’explosion, les Libanais.e.s sont toujours sous le choc : « Les gens sont devenus fous. À la maison, où tu es censé te sentir en sécurité, tu es en danger, tu peux mourir ».
Mireille témoigne des nuits blanches qu’elle passe depuis : « Mon bureau était complètement détruit. Heureusement que j’étais juste arrivée à la maison quand l’explosion s’est passée. Pendant des nuits, je ne pouvais pas dormir, ma mère non plus ».
L’origine de ces explosions était une charge de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, un produit très explosif, qui a été entreposé dans le port de Beyrouth pendant plus de six ans, alors que les responsables étaient informés et que son explosivité était également connue.
Pour Charbel, les explosions sont le résultat d’échecs politiques : « Je suis sûr qu’elles auraient pu être empêchées très facilement ». À la suite de nouvelles manifestations qui ont suivi les explosions, le gouvernement d’Hassan Diab a démissionné – après seulement six mois au pouvoir.
Qu’est-ce qui reste de la thaoura ?
Depuis, la formation d’un nouveau gouvernement s’est avérée difficile, notamment dû à des revendications des partis chiites Hezbollah et Amal que les leaders des autres communautés ont refusé. Finalement, c’est l’ancien premier ministre Saad Hariri qui a été désigné comme nouveau premier ministre en octobre 2020 – un an après sa démission suite à la thaoura en octobre 2019.
Sa nomination est une gifle pour celles et ceux qui y ont participé et qui ont rêvé d’un nouveau système politique.
« Une année de folie pour qu’à la fin on retourne au point de départ ». Mireille me confie qu’elle se sent coupable d’avoir abandonné au moins temporairement la lutte pour un changement politique au Liban depuis son arrivée en France. Elle ajoute : « je pense que par le simple fait que tout le monde quitte le Liban, c’est qu’il y a un sentiment qu’il n’y a plus grande chose à faire. On a fait la thaoura, ça n’a pas vraiment réussi. Après, il y a eu cette explosion désastreuse. Maintenant, on ne sait plus quoi faire, donc on part. C’est le désespoir ».
Dans une cuisine de la MdL, quelques résident.e.s préparent des manaïches, une spécialité libanaise. Quand une personne évoque la nomination de Saad Hariri, un résident fait un geste avec sa main, comme s’il voulait faire disparaître un moustique. D’un ton ironique et résigné – un ton que la plupart de mes interviewé.e.s ont adopté – les étudiant.e.s sont d’accord : de toute façon, rien ne changera au Liban, le futur se trouve à l’étranger.
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