Le monde de l’art a toujours eu une relation particulière avec le pouvoir économique de son temps. En effet, depuis aussi loin que la Renaissance, chaque nation essaie de montrer son rayonnement culturel en s’appropriant un certain nombre d’artistes considérés comme d’importance nationale, faisant ainsi de leur travail un outil économique mais également politique. La politique culturelle de Louis XIV ne fera que pousser plus loin cette logique de nationalisation du monde artistique qui sera bientôt reprise dans tout le monde occidental. Lorsque le mécénat sera en partie remplacé par une logique de marché au XIXe siècle, les relations entre l’art, l’économie et la politique seront radicalement transformées, sans pour autant que la valeur diplomatique de l’art ne soit contestée. Cet article a pour but de mieux comprendre comment l’art peut servir d’ambassadeur pour une nation à travers différentes périodes historiques, en insistant cependant sur les formes par lesquelles se retrouve la valeur diplomatique de l’art dans le monde contemporain.
Une petite histoire de la valeur diplomatique de l’art
Le portrait des époux Arnolfini par Van Eyck est peut-être l’une des illustrations les plus anciennes de ce phénomène. Peintre par excellence du début de la Renaissance du Nord, Van Eyck exemplifie parfaitement la dimension internationale et diplomatique que l’art peut porter. Ce portrait peint pour un riche marchand italien a permis à Van Eyck de faire de la publicité autant pour lui-même que pour l’artisanat des Flandres en Italie. Si la signature dans le tableau – Van Eyck est l’un des premiers grands maîtres à signer ses œuvres – lui sert de carte de visite personnelle, le tableau sert également à mettre en valeur la culture des Flandres de l’époque. La richesse des tissus, la qualité de l’orfèvrerie mais également le confort et le luxe présents dans la région sont visibles dans ce tableau. Ici, ce n’est pas seulement le tableau, mais également ce qui est représenté et l’artiste qui le représente qui contribuent à promouvoir l’hégémonie culturelle d’une nation sur une autre, qui permet à une nation d’afficher sa supériorité artistique, mais aussi économique et politique, et ce, à la face du monde.
Au XIXe siècle, les expositions universelles servent également de plateforme pour instrumentaliser à des fins diplomatiques les œuvres d’art. Alors que les premières manifestations servent davantage à célébrer l’innovation industrielle de chaque pays, en 1855, une exposition universelle comportant une thématique artistique prend place à Paris. La volonté de déterminer le pays avec la meilleure production artistique est alors déjà bien présente chez les gouvernements des différentes nations qui souhaitent faire des expositions artistiques une occasion de définir la nation. Cette définition sera d’ailleurs plus tard poussée à son extrême limite avec le régime nazi. La différentiation voulue par le régime nazi entre ce qui était alors perçu comme du bon art et de l’art dégénéré montre que l’art peut être considéré comme une entité nationaliste utilisée comme propagande interne et externe. Il s’agissait alors de faire d’un certain art allemand la forme d’art la plus belle aux dépens de l’art étranger perçu comme dégénéré.
L’art contemporain : la diplomatie par le marché de l’art et les biennales
Aujourd’hui, nous connaissons les biennales, qui sont basées sur le modèle original des expositions universelles. Sarah Thornton, dans son livre Seven days in the art world (2009), analyse l’organisation et le déroulement de la Biennale de Venise (la plus ancienne et la plus réputée). Le but premier d’une biennale est de déterminer les tendances du monde de l’art contemporain. Elles sont généralement divisées par pavillons que chaque pays présent investit. Le second but est de faire avancer le monde de l’art contemporain, car elles représentent ce qu’il y a de plus neuf et de plus innovant dans chaque pays. Puisqu’elles ont la réputation de présenter le meilleur de l’art contemporain, ce genre d’événements attire beaucoup d’attention à l’international. Pour que l’art soit utile à la diplomatie, il doit d’abord être validé par le monde de l’art et en outre par le marché de l’art. Le marché de l’art tel que nous le connaissons aujourd’hui a commencé à émerger dans les années 1960, avec un boom qui a perduré jusque dans les années 1980. Ce marché a longtemps été et est toujours majoritairement dirigé par des capitales dites « artistiques », qui gardent une certaine hégémonie sur le marché global. Ces capitales, Paris, Londres et New-York, restent aujourd’hui encore les principaux centres de commerce artistique. Avec la mondialisation, il faut cependant préciser que le marché s’est ouvert vers d’autres pays dits « en voie de développement » pour stimuler le marché.
Ce boom des années 1960-80 a radicalement transformé le monde de l’art contemporain. La politique d’extravagance financière menée par Reagan et la celebrity culture aux États-Unis a changé la façon dont l’art est perçu. Avec l’apparition de la pop culture, dans les années 1960, qui a pour but de mélanger les sub-cultures et la culture élitiste représentée par l’art « traditionnel », ainsi qu’avec la démocratisation de l’art, le prix de l’art devient un critère qualitatif important aux yeux du public et du marché lui-même. Ce critère bouscule sérieusement l’autorité d’une élite culturelle dont le savoir était jusqu’ici principalement ce qui déterminait la valeur artistique et symbolique d’une œuvre d’art. L’œuvre d’art devient de plus en plus manifestement un objet de consommation inscrit dans les politiques capitalistes. Ajouté à cela, l’apparition d’artistes superstars (Damien Hirst, Jeff Koons), dont le prix de des œuvres est ridiculement élevé, incite le marché de l’art contemporain à chercher une clientèle de plus en plus riche. La celebrity culture attire la jet-set mondiale et permet de développer des événements tels que les foires du marché de l’art à Bâle, la FIAC à Paris, la TEFAF à Maastricht ou encore le Miami Beach Art Basel à Miami. Ces lieux sont extrêmement prisés par la clientèle internationale, car elle peut avoir accès à des galeries diverses dans un seul et même endroit. Avec l’art contemporain, la valeur diplomatique est donc d’abord et avant tout soumise aux lois du marché. Elle repose sur un principe éco-diplomatique : une nation accueillant une foire de l’art importante accueille également de grosses fortunes et d’éventuels gros investissements dans le pays. Les foires doivent donc avoir recours à une politique de compétition pour attirer le plus de clients possibles et les pays ont intérêt à favoriser cette politique de compétition. La valeur diplomatique de l’art est ici principalement économique.
L’utilisation diplomatique de l’art reste cependant à certains égards basée sur des critères artistiques et culturels. Les grands événements que sont les biennales cherchent à prôner une innovation dans la création artistique de chaque nation et de distinguer les nations entre elles sur la base de ces innovations. Les biennales sont donc des endroits où le ma
rché de l’art croise les « intellectuels » du monde de l’art. Elles sont ainsi une occasion d’acquérir un certain capital symbolique qui peut être rejoué dans un contexte diplomatique. À cet égard, il n’est pas innocent que la majorité des pays représentés dans les biennales sont occidentaux, même si, il faut le préciser, d’autres biennales apparaissent depuis les années 1980 dans des pays qui ne sont pas traditionnellement des bastions de l’hégémonie du marché de l’art (Istanbul Biennal, Sharjah Biennal, Taipei Biennal, Bienal de la Habana et DA’ART). Il y a une diversification des pays représentés aux « méga-biennales » aujourd’hui, ce qui démontre une volonté de s’ouvrir à de nouvelles sources d’innovation artistique pour l’art contemporain.
L’œuvre d’art comme ambassadrice : une entreprise risquée
L’art et le patrimoine peuvent également être sources de tensions entre pays. Par exemple, quand l’UNESCO a reconnu la mosquée al-Aqsa, qui se trouve en territoire occupé par Israël, au patrimoine de l’humanité, le gouvernement israélien y a interdit l’accès aux musulmans, ce qui a créé de nouvelles tensions entre les deux communautés. De même, en 2016, Ai Wei Wei a aménagé une série d’installations dans la ville de Berlin pour dénoncer la politique européenne vis-à-vis des migrants, mais également pour rendre hommage aux victimes de ces migrations. Il reste que dans la majorité des cas, l’art, appuyé par les services culturels des ambassades, démontrant une certaine envie de collaboration entre nations dans les domaines artistiques et culturels, rapproche des pays, comme avec l’ouverture prévue du Louvre Abu-Dhabi en 2017 qui rapproche la France et les Émirats arabes unis. Il me semble donc que, du point de vue de l’innovation dans la création artistique entre nations, la compétition est plutôt saine et a davantage pour but un avancement commun vers l’innovation et la nouveauté que l’imposition d’une hégémonie culturelle aux dépens des autres.
Cependant, sur les plans économique et politique, les luttes de pouvoir sont bien réelles. Historiquement, par exemple, l’une des raisons données par les colonialistes pour imposer leurs pouvoirs sur d’autres cultures est que pour eux, la leur était supérieure à celle des nations autochtones. Ceci est une raison pour laquelle l’art premier n’a fait apparition sur le marché de l’art en tant qu’« art valorisé » que récemment et qu’il a été discret depuis sa découverte par les Européens il y a peu. En résumé, il y a une différenciation à faire entre l’aspect économico-politique du marché de l’art et celui intellectuel, artistique et culturel du monde de l’art. La diplomatisation du marché de l’art porte principalement sur l’innovation dans le domaine de la compétition économique dans le but d’acquérir des capitaux et des investissements, à travers des événements brassant des quantités importantes d’argent. Le monde de l’art, et par définition les biennales par exemple, relève plutôt d’une diplomatisation artistique basée sur une certaine coopération entre nations, sur un fond de compétition saine sur la nouveauté artistique et le concept de supériorité culturelle. Ainsi, tout porte à croire que la diplomatisation du monde de l’art, du moins dans son aspect intellectuel et culturel, est véritablement novateur.
Dans cet ouvrage, la Canadienne Sarah Thornton donne à voir sous un mode narratif les coulisses de sept éléments constitutifs de l’art contemporain : une vente aux enchères, une école d’art, une foire d’art, une cérémonie de prix, un magazine, un atelier et une biennale. La valeur diplomatique de l’art contemporain s’y découvre à travers la manière dont elle se déploie dans ces différents milieux.
Par Antoine Bony