L’Union européenne n’a pas été capable de réagir à l’unisson face aux déclarations inquiétantes et provocations insultantes de Recep Tayyip Erdogan à l’encontre du Président français ainsi qu’à l’attitude géostratégique agressive de la Turquie, notamment dans le bassin méditerranéen. L’escalade diplomatique entre Ankara et Paris est dangereuse et c’est bien à l’Union européenne de faire le premier pas pour apaiser des tensions qui pourraient se transformer en conflit. Des preuves de respect, des réformes juridiques et propositions communes entre l’UE et la Turquie sont autant de pistes à explorer.
L’ été 2020 avait été le théâtre d’une escalade diplomatique et militaire entre Athènes et Ankara qui se disputent des gisements d’hydrocarbures en Méditerranée. Les mois d’octobre et novembre ont connu de nouvelles passes d’armes, cette fois entre la Turquie et la France. Le Président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, a appelé à un boycott des produits français et a émis des doutes sur la santé mentale d’Emmanuel Macron après que ce dernier ait réitéré son soutien à la liberté d’expression et à la caricature lors de l’hommage rendu au professeur assassiné Samuel Paty.
Dans le cadre de cette actualité, l’exécutif français donne contre en voulant imposer la formation d’imams locaux, ce qui « contrarie la politique d’influence de la Turquie via la religion » indiquait Le Monde le 26 octobre 2020. Ainsi pour le Président turc, son homologue français, « a des problèmes avec les musulmans et l’islam ».
Le chef de la diplomatie européenne, l’espagnol Josep Borell, a qualifié d’ « inacceptables » les propos tenus par le chef d’Etat turc à l’égard d’Emmanuel Macron. Il a aussi adressé un « Appel à la Turquie à cesser cette spirale dangereuse de confrontation ».
Au-delà de ces épisodes, c’est l’attitude géostratégique de la Turquie dans le bassin méditerranéen, la mer Egée et la mer Noire qui inquiète l’Union européenne. Pour preuve, un bateau de recherche pétrolière, escorté de navires militaires turcs, navigue toujours dans les eaux chypriotes.
Recep Tayyip Erdogan déclare le 26 août 2020 sur sa chaîne officielle YouTube que dans la civilisation turque : « La conquête […] c’est établir, dans la région conquise, la domination de la justice que Dieu a ordonnée », que « La Turquie prendra ce qui est en son droit dans la Méditerranée, la mer Egée et dans la mer Noire. […] nous sommes déterminés à faire tout ce qui est nécessaire politiquement, économiquement, ou militairement. Nous invitons nos interlocuteurs à se mettre en ordre et rester éloignés des erreurs qui pourraient ouvrir la voie de leur destruction. Nous voulons que tout le monde constate que la Turquie n’est plus un pays dont on peut tester les limites de sa patience ou sa détermination, ses capacités et son courage. Si nous disons que nous le ferons, alors nous le ferons ».
En tout premier lieu, force est de constater que de telles affirmations donnent froid dans le dos et auraient bien mérité des condamnations fermes, notamment des Américains et des Européens.
Les Européens, faute de consensus et d’être une puissance géopolitique crédible, n’ont toujours pas adopté une position claire vis-à-vis du président Erdogan sur de nombreux sujets : migratoire, militaire, énergétique, géopolitique. Comment alors désamorcer ces tensions ?
Quand on est poli…on évite de faire trop patienter
Tout d’abord, l’Union européenne, puisque Erdogan parle de patience, pourrait-elle enfin respecter la Turquie en lui signifiant clairement que le processus d’adhésion à l’Union est non seulement stoppé mais que l’adhésion n’est pas ou plus possible. L’UE n’a que trop longtemps laissé le gouvernement turc dans l’expectative. Si la Turquie elle-même ne semble plus avoir aucune intention de rejoindre l’UE, la moindre des courtoisies serait de ne plus la faire patienter. Question de respect qui a vraisemblablement pu froisser la Turquie. Ce geste, peut-être constructif, constituerait un premier pas vers plus de respect dans les relations euro-turques.
Envoyer des signes positifs sur la question migratoire
D’un autre côté, il faut reprendre le travail de réforme de l’édifice juridique migratoire européen qui est complètement caduque. Le règlement Dublin III de 2013 impute au premier pays d’accueil l’examen de la demande d’asile d’un réfugié. En d’autres termes, on a délégué la responsabilité d’ « accueil » à trois ou quatre pays (notamment la Grèce, l’Espagne et l’Italie) qui crient au secours depuis lors. On a depuis envisagé une solution de relocalisation des réfugiés et migrants par quotas dans l’ensemble des États-membres de l’UE. Mais plusieurs États-membres, notamment d’Europe centrale et du nord y ont opposé un refus catégorique dès 2015. Rappelons que dans l’UE, les questions de politique étrangère et de défense sont des décisions qui doivent être adoptées à l’unanimité au sein du Conseil européen (chefs d’États et de gouvernements) ou de l’Union européenne (ministres).
La solution toujours en place tient donc en un accord migratoire UE-Turquie conclu en 2016. Un accord par lequel la Turquie s’engageait tout d’abord à accueillir les migrants illégaux arrêtés en Grèce et venus de son territoire ainsi qu’à exercer des contrôles à ses frontières pour enrayer l’immigration illégale.
Cet accord sert directement Erdogan, dans ces négociations avec l’UE, qui a menacé à plusieurs reprises de laisser entrer des réfugiés en Europe. Des menaces mises à exécution en février et mars 2020 lorsque plus de 20 000 migrants et réfugiés s’étaient massés à la frontière gréco-turque. Souvenons-nous des terribles images de personnes bloquées par des barbelés ou stoppées parfois violemment par les autorités grecques.
Sur la migration, le couple franco-allemand ne devrait pas hésiter à se montrer plus volontaire pour remettre le dossier de la répartition des migrants et réfugiés par quotas dans l’ensemble des pays de l’UE sur la table. Leurs intérêts et relations avec la Turquie ne divergent pas autant que ce que l’on imagine. Tout d’abord, cette entreprise enverrait un message positif à la Turquie en ce qu’un compromis est recherché pour améliorer la situation des Turques, des Grecques, mais aussi des Italiens, des Espagnols…de tous finalement. Enfin, il faudra bien un jour ou l’autre parvenir à un accord ou les crises migratoires multicausales et dont celles-ci sont et seront de plus en plus imbriquées les unes aux autres (guerres, famines, climat entre autres) nous y obligeront. Mais dans ce cas, il sera déjà bien tard pour les réflexions, les discussions … Que répondre lorsque les enfants d’aujourd’hui et de demain parleront d’acte manqué ?
Sanctionner mais pas que
Il est indéniable que la Président Erdogan est en difficulté sur la scène politique turque et que le pays connaît actuellement une crise économique assez lourde. Pour pallier ces difficultés, Recep Tayyip Erdogan semble essayer de prendre l’UE et notamment la France d’Emmanuel Macron pour bouc-émissaires et vouloir utiliser la scène internationale pour étendre son influence hors des frontières turques : en Méditerranée mais aussi en Syrie, en Libye. « Ankara veut notamment s’imposer dans la ruée vers les hydrocarbures et s’affirmer comme première puissance en Méditerranée orientale » indiquait Le Monde le 11 août 2020.
Sanctionner, pourquoi pas. Le 11 décembre 2020, l’Union européenne a d’ailleurs pris des sanctions qui visent uniquement les responsables des opérations d’exploration gazière en Méditerranée. Mais il faut éviter l’escalade et l’enchevêtrement des sanctions contre la Turquie. Au contraire, l’UE devrait proposer à la Turquie des partenariats, par exemple sur des sujets où les intérêts divergent peu, voire convergent comme arrêter le conflit en Syrie ou en matière de sécurité énergétique, par exemple.
Quand bien même l’on signifierait à la Turquie que l’adhésion n’est pas ou plus possible, il faut aussi reconnaître officiellement que l’Europe ne peut avancer sereinement sans des partenaires comme la Turquie. Par le passé, les destins de la Turquie et d’autres pays européens furent étroitement liés. Cela reste vrai aujourd’hui. Il faut en prendre conscience et le marteler à Recep Tayyip Erdogan.
Enfin, si les provocations turques ne s’estompent pas, reste la voie classique en diplomatie : celle des sanctions politiques et économiques graduelles. Mais il faut ici bien veiller à ne pas trop se gargariser des éventuelles sanctions européennes émises contre la Turquie. Il ne faudrait pas que tous ces appels de ceux qui rêvent de l’Europe puissance (sans savoir comment y procéder ni participer vraiment à l’édifice) ne s’auto-complimentent d’une avancée en la matière du seul fait que l’UE sanctionnerait la Turquie.
De toutes les manières, en ce qui concerne des sanctions, il n’existe pas d’accord non plus entre les États membres de l’UE. Cependant les sanctions ne constituent pas l’unique champ des possibles. En ce sens, Pascal Boniface, géopolitologue, interviewé par Toute l’Europe le 14 octobre 2020 a déclaré: « Très souvent les sanctions, surtout si elles sont seulement européennes ou seulement occidentales, ne parviennent pas à dégager une solution et aggravent encore plus le problème, voire sanctionnent ceux qui les prennent et non pas ceux qui les subissent ».
Le parti pris ici est de ne pas davantage diaboliser un acteur plus qu’un autre. Il s’agit plutôt d’appeler à réfléchir sur les restructurations internes abordées et nécessaires à l’UE. De ces réformes internes pourrait naître une politique extérieure plus influente et surtout plus efficace pour l’UE et ses partenaires aujourd’hui considérés comme une menace.
Enfin, par le passé, les destins de la Turquie et d’autres pays européens furent étroitement liés. Quid du formidable regard du peuple turc vers l’Ouest ou de la fascination des européens pour la réflexion et la pratique politique de Mustafa Kemal Atatürk ? Un peu d’histoire pour un rapport un peu plus heureux au présent.