Le désastre du tourisme spatial

Un petit hoquet égoïste, on ne peut sans doute pas trouver de mots plus concis pour décrire la dernière trouée vers l’espace opérée par quelque milliardaire. Un « hoquet » d’abord, dans la trajectoire du vaisseau : une sorte de bond de sauterelle d’une dizaine de minutes. Un hoquet « égoïste » ensuite parce que la finalité d’un tel « voyage » n’est ni la connaissance humaine, ni la réalisation d’un « exploit humain ». Il y a plus de cinquante ans, c’était la Lune qui était visée, aujourd’hui c’est la réalisation de la fable égotique de quelques personnes qui entre en jeu.

Au moment culminant du bond de sauterelle, au moment de l’apesanteur, l’on aurait pu s’attendre à quelque moment contemplatif vers le « marbre bleu », à quelque sentiment esthétique dans le corps de l’insecte. Ne regardant pas par le hublot, les passagers ont passé du temps à se lancer des petites boules, à se regarder les uns les autres, butant absurdement sur les parois de l’habitacle qui n’était finalement qu’un miroir narcissisant. Pas une vue sur la courbure blanche terrestre, pas une émotion, tout juste un battement de cil hypnotisé d’orgueil.

Il ne reste donc rien de cet appétit spatial qui pouvait animer les plus grandes ferveurs par le passé sinon une tentation dominatrice de pouvoir faire ce que les autres hommes ne peuvent pas faire ? C’est tout le sens social d’un « tourisme spatial ». A côté du franchissement de diverses montagnes, de divers pôles et déserts, le milliardaire contemporain en mal de finitude terrestre pourra désormais arborer on ne sait quel trophée selfiesque gavé du sourire épileptique de leur bienfaiteur amazonien. Mais ce ne sera qu’un hoquet, et, tout aussi gaussé qu’il soit du privilège de l’avoir eu, la descente lui sera terrible. Dans l’immensité vide de leur richesse, ils seront à nouveau comme des bêtes, le dos ployé les doigts obliques, se demandant ce qu’il y aura à dévorer ensuite. Esclaves de leur désir, il se chercheront un autre objet à consommer.

tiré du film melancholia de Lars Von Trier

Face à une telle transfiguration de la conquête de l’espace, que peut-on penser ? En 1963, Hannah Arendt publiait un texte (laconquêtedel’espaceetladimensiondel’homme, in Lacrisedelaculture) pour élucider ce qu’il en va de l’humain de son entrée dans l’espace. L’enjeu n’était pas tant de justifier ou de conspuer que de décrypter une action nouvelle pour l’homme.

En 1961, Youri Gagarine flirtait le premier avec l’ apesanteur. C’est pour Hannah Arendt le début de l’ « invasion de l’espace » de la part de l’homme. D’un côté se tient un certain bénéfice strictement humain dans la pénétration dans la toile froide et muette de l’espace : en réalisant une action doublement nouvelle (une fois parce qu’inédite dans l’histoire, deux fois parce que l’action est en elle-même unique et toujours neuve), l’humain ne fait un bon de géant que parce qu’il s’affranchit de sa condition terrestre, de sa condition fragile ; pour la première fois, il s’émancipe de la grappe de la Nature. Mais de ce bénéfice, découle d’un autre côté toute la tragédie de la conquête de l’espace qui déshumanise l’humain en le rendant trop humain. Perspectives.

Pour comprendre cette déshumanisation de l’humain dans son exacerbation elle-même, il faut tenter d’entrer en situation de l’astronaute, de comprendre le point de vue qui est le sien. L’astronaute est sans nul doute la personne la plus habillée qui soit. Sa combinaison est une véritable couverture humaine qui le protège du vide sidéral et de divers rayonnements. Son habitacle, entièrement connecté et technique, est son seul environnement sensible. Autrement dit, l’astronaute est celui qui n’a plus aucun contact avec le milieu naturel, et, plus encore, qui ne mobilise plus vraiment ses sens. Anesthésié par l’apesanteur, il erre tel un fœtus dans l’artificiel bain amiotique de la technique humaine.

Au fond, cette situation d’un humain anesthésié, délié de ses sens, remplacés par des appareils de mesures objectifs, est l’exact idéal du scientifique. C’est l’idée selon laquelle au sein de l’espace le truchement sensible de l’intellect s’abolit pour entrer dans la pure position de la réflexion, de l’abstraction. L’astronaute est l’idéal type du scientifique car au sacre de la connaissance objective il dénie tout son pôle subjectif : ses sens, ses affects mais aussi ses racines lui sont arrachées pour qu’il soit une stricte intellection. À la manière de la planète Solaris du film éponyme de Tarkovski, planète-entendement qui est pure dénégation du corps, de la matière, l’astronaute est celui qui vit sans ses sens et sans attache. Dans son huis-clos désaffecté de toute vie, l’astronaute correspond à l’idéal du scientifique en apesanteur, qui ne s’appesantit pas de ses sens, forcément trompeurs, de ses affects, de ses racines, de son milieu environnemental, forcément nocifs à l’idéal d’une connaissance scientifique.

Or, un tel déni de dimensions humaines essentielles, comme l’usage des sens, la capacité à produire des affects, l’appartenance à des communautés humaines, à une histoire humaine, est selon Arendt inquiétant. Cette vision inhumaine de l’humain que parce qu’incomplète possède des implications désastreuses. Si la formidable avancée de la technique se doublait de l’inquiétude d’une destruction nucléaire, elle se double aujourd’hui de l’inquiétude jonassienne de l’impossibilité de vivre une vie authentiquement humaine dans un contexte de détérioration massive de l’environnement naturel de l’homme. «Au contraire, on est tenté de dire qu’il est beaucoup plus vraisemblable que c’est la planète que nous habitons qui partira en fumée du fait de théories entièrement déconnectées du monde des sens».

Aujourd’hui, la question demeure et ravive souvent des bouches passionnées. Pourquoi envoyer un humain dans l’espace ou sur la Lune ? Les raisons scientifiques sont sérieusement entamées aujourd’hui dès lors que les robots sont bien plus performants pour réaliser les opérations de recherche que les humains eux-mêmes.

Par ailleurs, une conception utilitariste de l’action humaine objecte, depuis au moins aussi longtemps que le début de la conquête spatiale, qu’elle est un gâchis d’argent, et que, somme toute, nous ferions mieux de regarder nos pieds d’argile avant de tenter de les envoyer valdinguer dans le ciel. Il faudrait mobiliser l’argent pour vaincre la misère, favoriser le développements des droits de l’homme, des droits du citoyen. Il faudrait se détourner de cette démesure humaine pour en revenir à un pragmatisme, pour en revenir à « notre bonne vieille terre », comme le dit le capitaine Haddock de retour de la Lune.

La question se fait de plus en plus inquiétante : pourquoi envoyer un humain dans l’espace, sur la Lune ou sur Mars ? Comme dans un hoquet, l’humain est arraché de l’orbite terrestre, et, en perçant la masse de satellites en désaffection qui est vraiment le firmament contemporain, il parviendrait ainsi à atteindre l’inatteignable : « vers l’infini et l’au-delà ». Mais comme le note quelque part Arendt : «invoquerlecielàl’heuredelaconquêtespatialen’aplusaucunsens». Autrement dit, le mystère exogène à l’humain lui est enlevé. L’espace est comme contaminé par l’homme qui lui enlève par la même le prétexte de l’ensemble des mythologies et des religions qui ont animé son histoire. À la lumière du mystère s’est substituée la réalité froide du vide sidéral.

Au fond, en « colonisant » l’espace, l’humain poursuit sa marche irréductible à humaniser ce qui l’entoure et qui n’est pas lui. En effet, dans l’espace l’humain n’est jamais qu’en rencontre avec lui-même. La capsule spatiale est comme le bouclier qui rend hermétique à tout ce qui se trouve en-dehors. L’astronaute est assuré de sa mort s’il tente d’entretenir avec l’extérieur un rapport direct, non-médié par un appareil technique. Autrement dit, l’astronaute ne voit que les produits humains. Exclusivement entouré d’objets techniques, d’instruments protecteurs, l’astronaute réalise l’humanisation de l’environnement poussée à l’extrême.

Extrait de Solaris de Tarkovski

Il est l’hyperbole de la déterritorialisation qui caractérise l’existence humaine sur terre. C’est bien la marche du progrès alliée à une démographie hallucinée qui «rendchaquejourplusimprobablequel’hommerencontrequelquechosedanslemondequil’entourequin’aitétéfabriquéparl’homme». L’astronaute est l’idéal de l’extrême humanisation du monde naturel, de l’extrême colonisation de l’environnement naturel par la patte humaine. L’astronaute est l’humain affranchi de sa condition terrestre, sensible et, par ce même mouvement hubristique, l’astronaute est l’humain affranchi de lui-même, c’est-à-dire de ce sans quoi il ne saurait être: de ses sens, de ses racines, de ses affects, de son milieu naturel.

Les mouvements de l’astronaute en apesanteur sont l’expression de cet idéal de l’homme déraciné qui est à la source de l’entreprise scientifique. Le fait qu’il ne puisse que gigoter ridiculement, que la moindre de ses actions lui demande un effort considérable, que pour pouvoir se nourrir et boire il lui faille déployer des stratagèmes techniques élaborés témoigne de l’abstractivité de l’astronaute qui n’est plus un homme dès lors qu’il est devenu un instrument lui-même, un pianoteur d’écran, un presseur de boutons, un lanceur de programmes automatiques, un arrangeur de fils qui le dépassent.

Ces touristes contemporains de l’espace ne peuvent même pas se targuer de cette étrange déshumanisation de l’homme. Ils sont là, béats et flasques, ravis de ne rien comprendre, de n’avoir rien à faire sinon de jouir de leur propre domination égotique. Ils sont là, et le monde les regarde, dans on ne sait qu’elle hystérie collective. Ils ne produisent rien de nouveau, ils répètent. Ils ne contribuent pas à la connaissance scientifique, ils s’y confient. Ils ne fabriquent pas du rêve, ils cultivent la jalousie et le culte de l’individualisme. Et finalement ils agrègent des haines contre l’indécence de leur misérable hoquet.

Cet article a été publié initialement sur le blog de l’auteur en juillet 2021: https://azymchrome.wixsite.com/azymchrome

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