Sed Lex, pourquoi nous écarter des traces

La sonnerie retentit, les portes du T3 coulissent. L’avenue de France, XIIIe arrondissement de Paris, se prolonge dans la perspective. Large et plane, elle se borde de magasins modernes, de grandes enseignes commerciales, de chaînes de restauration internationales, sous les silhouettes épurées d’immeubles de verre et d’acier. Étonnamment, nous n’avons pas quitté Paris : c’est seulement un pan différent de la ville connue pour ses toits de zinc, façades sable, colonne Morris et fontaine Wallace.

À travers le monde, les dessins des villes semblent converger, comme inspirés par un modèle unique. Si les contingences géographiques et culturelles continuent d’imprimer leurs particularités, les villes tendent à se standardiser. Lubie municipale, conformité ou tout simplement bon sens ?
Il serait trop innocent de ne voir derrière ce nouveau standard que le pur sens commun, la meilleure des options. Il s’agit d’un choix, d’une politique, d’une vision. Car l’aménagement de l’espace urbain est à la source d’une culture, il influe nos comportements et il peut même façonner nos interactions. Comme l’écrit E. F. Isin dans son article sur la ville “comme lieu du social” ; elle n’est pas un « pur contenant, c’est aussi une machine productrice d’identités. » La ville comme lieu du social, Engin F. Isin, dans Rue Descartes 2009/1 (n° 63), p. 52 à 62.

Cet article a pour objectif d’étayer la proposition du dessin. D’en prolonger les idées d’urbanisation sauvage, agile et foisonnante. De formuler aussi quelques éléments d’histoire et de contexte, en s’appuyant sur la ville qui m’est la plus familière aujourd’hui.

D’Uruk à Cergy

Dans la genèse de son tracé, deux pôles opposés dessinent la ville. Complémentaires, souvent en dialogue : l’organique et le planifié. Le vivant qui organise son environnement, contre l’environnement qui sculpte le vivant.
Une croissance concentrique, sédimentaire, issue de l’agrégation de strates de temps caractérise les métropoles les plus anciennes ; à l’inverse, un développement planifié, mathématique, dessine les villes nouvelles (Marne-la-Vallée), coloniales (La Nouvelle-Orléans) ou rebâties (Le Havre). Quartiers délimités, fonctions rigides, assignation péremptoire des espaces à des fonctions : ceci est une place, ceci un square où amuser tes enfants, ceci, l’endroit ou tu travailles. Là, tu dois t’amuser, ici te détendre et là-bas acheter.
Paris est célèbre pour avoir hérité des deux cultures : à travers un dense conglomérat d’habitations issues du Moyen-Âge, le préfet Haussmann perce, à partir de 1853, des quadrillages rationnels.

Répartir le nous

Derrière la pure organisation pratique d’une ville se joue également le partage de la société qui l’habite.
Paris exemplifie le modèle d’une répartition en fonction de la richesse. À l’ouest, ses habitants les plus fortunés (xvie, xviie, Neuilly), appréciaient initialement que le vent en provenance de l’océan Atlantique les protège des fumées domestiques et industrielles de la ville, son souffle les balayant vers les populations reléguées à l’Est.
Une fois implantées, ces populations aisées jouent de leurs appuis pour orienter les plans d’urbanisme à leur avantage, en enfouissant le périphérique et une route nationale – la RN 13 – là où partout ailleurs ces grands axes sont laissés à ciel ouvert, libres d’importuner les riverains, de dévaloriser les quartiers alentours.

Les habitants des portes Dauphine, de La Muette et de Champerret bénéficient d’une qualité de vie et d’une appréciation de leur patrimoine bien supérieures à celles des habitants des autres portes du périphérique.
L. Torbey, S. Lambert, X. Cheung, Osons causer, vlog, 30 juin 2015

Dans nos sociétés fondées sur la propriété privée, l’architecture reste le domaine du partage, de la co-propriété. Celle d’un mur mitoyen, d’un jardin partagé. Un reliquat de nos agglomérations condensées et organiques ainsi que d’un mode de vie communautaire plus qu’atomisé. Or on peut considérer comme positif de partager le moins de contact possible avec son voisin. Un contact qui souvent devient friction, nuisance et conflit. Qui de subir des travaux inopinés, qui d’être le témoin d’étreintes, la vie en résidence illustre tangiblement certaines forces qui s’exercent dans le partage du lieu de vie, en les rapetissant à une échelle immédiate. Prise en compte d’autrui, liberté de sa conduite, prises de décisions communes, les microcosmes sociaux de nos maisons portent en eux déjà les enjeux politiques qui s’affirment à l’échelle d’une ville. La différence entre ces deux structures réside dans la rigidité : là où les résidents sont dépossédés de leur puissance, de leur capacité à transformer l’espace autour d’eux, les habitants d’une ville disposent de plus de laxité, d’angles morts, squats et zones occultées pour exprimer leur ethos de vie. Ils sont légitimes à transformer un territoire qui leur appartient.

Illustration Victor Viard-Gaschat pour Cité unie

Une machine implacable

Bien que sujette à la transformation, la ville est par essence le lieu du contrôle, de la détermination, et de l’assignation. Un caractère rigide qui lui permet de faire face aux flux massifs qui la traversent. Ré-éclater nos villes en communautés serait aller à l’encontre de leur nature : des centres de productions et d’échanges haut débit, des plateformes de commerces et de transactions impersonnels, ossifiant la société moderne.
Un certain poète d’en souligner ce caractère impersonnel comme une douce enveloppe :

Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion.
Le Spleen de Paris-Les foules, 1864, Baudelaire

Or cette même foule, quand elle coordonne sa colère, peut s’avérer dangereuse.

Manoeuvrer la foule, être en mesure de la contraindre, de l’orienter, de la soumettre est un enjeu pour le pouvoir en place. Et la coercition s’essouffle vite dans les vieux quartiers labyrinthiques. Avec le percement de ses larges avenues, certains virent dans la mesure d’Haussmann un service rendu aux forces armées, en introduisant la possibilité de tirer au canon dans la foule, et de manoeuvrer les troupes de police plus efficacement. Les Gilets jaunes, en montant sur Paris, ont fait les frais de ces boulevards optimisés pour un déploiement policier.

Les fictions en réponse

À l’origine de l’illustration, la vision d’une ville qui croit organiquement et colonise les bâtiments aussi anciens et sacrés soient-ils. Une ville d’effort, où la ligne droite, la vitesse, le confort streamline se heurtent à des empilements enchevêtrés qui positionnent au centre de tout, la marche, voire l’escalade. Dans un tel quartier, le corps n’est plus étranger à l’espace, comme un véhicule détaché. Il doit prendre conscience de sa potentielle chute, entendre l’appel du vide, se mouvoir avec esprit.
On ne déplorait pas l’absence d’un tel quartier, et il ne s’agit nullement d’un plan de rénovation pour Notre-Dame. Faisabilité, accessibilités, législations, responsabilités et équité rendent fantaisiste la colonisation verticale et le bâti sauvage.
Le dessin perspectif et l’espace de l’imaginaire nous offre quand même cette bulle créatrice où tester nos hypothèses.
Le thème récurrent de la ville verticale est déjà présent dans de nombreuses oeuvres de fiction : de Métropolis de Fritz Lang à la série télévisée Altered Carbon. Ce décor transcrit géographiquement les inégalités sociales. Les riches peuplent les hautes sphères, les pauvres croupissent au sol. Une métaphore qui soutient à son insu la théorie du ruissellement : ce que les riches entreprennent retombe, cette fois-ci par la loi inéluctable de la gravité, sur les classes plus pauvres. Ou comment associer une pensée économique, une opinion, à une loi physique universelle. Brillant.
Il est à noter que l’exact inverse s’est réellement produit. Dans les immeubles du xixe siècle, avant les ascenseurs, les bourgeois habitaient en bas ; ce sont les domestiques qui s’entassaient sous les combles.

L’agilité pour réplique

D’une autre manière, les sports urbains viennent repenser la pure fonctionnalité de l’espace. Qui considérerait une planche de skateboard comme un outil de relecture architectural ? Il s’agit pourtant de dépouiller rambardes, pylônes et bancs de leurs fonctionnalités et de les éclairer à la lumière de la gravité, de leur redonner sens par l’équilibre, la balance, le mouvement, l’inertie. De même le grimpeur devant un mur n’y voit pas une gouttière, mais un appui. Il peut lire le rebond entre deux surfaces, entendre le dialogue de deux parois suffisamment proches. C’est aussi l’enfant confronté à la démesure de son milieu qui joue et reformule l’espace, traduit ce qui lui est proposé, s’écarte sans arrêt des utilisations pré-pensées et esquive royalement les consignes.

Il y a dans ce texte de ma part l’envie de partager un autre regard sur notre environnement urbain. De ne plus voir un abribus mais une plateforme à investir, de ne pas voir le stationnement stérile mais la fuite créatrice, l’usage inattendu.

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