Alteronce Gumby est un peintre abstrait installé à New York. Récemment diplômé de la prestigieuse université Yale en peinture et gravure d’art, il s’apprête à inaugurer sa première exposition individuelle à la Fondation des États-Unis, en avril prochain.
Fatima Cadet-Diaby : Quel est ton musée parisien préféré ?
Alteronce Gumby : Jusqu’à présent, je dirais le Centre Pompidou. La première fois que je suis venu à Paris, en 2013, j’y ai vu une rétrospective de Simon Hantaï. Je n’avais jamais entendu parler de lui mais j’ai été saisi par son parcours et par son processus de création. Je me suis rendu compte qu’il y avait encore beaucoup d’artistes que je ne connaissais pas et qu’il me restait beaucoup à apprendre sur l’histoire de l’art.
FCD : Quels sont tes cinq artistes favoris ?
AG : J’en ai plus que cinq, selon les jours. En ce moment, je réfléchis beaucoup à mon héritage artistique et avec qui je souhaite communiquer à travers l’histoire de l’art. Je m’inspire de beaucoup d’artistes, mais en ce moment c’est plutôt Norman Lewis, Jack Whitten, Stanley Whitney, Mark Bradford, Rashid Johnson. #SquadGoals
FCD : Comment es-tu devenu artiste ?
AG : À l’université, je me suis d’abord spécialisé en architecture. Ca ne me passionnait pas mais je n’ai aucun regret. En première année, j’ai participé pendant deux semaines à un programme d’étude en Espagne. Pendant la Semaine sainte, nous avons visité plusieurs villes et c’est à Barcelone que j’ai découvert les œuvres de Pablo Picasso. Nous sommes allés au Museu Picasso et j’ai eu une révélation artistique. J’étais très ému de voir ainsi une vie se dérouler sous mes yeux alors que je me promenais de salle en salle. Je pouvais m’y identifier plus qu’à tout ce que j’étudiais alors. Je me suis découvert une attirance plus forte pour ces peintures, ces céramiques, ces dessins et ces sculptures que pour d’autres formes d’expression comme l’architecture ou la musique. Mais j’avais 19 ans et on ne m’avait jamais présenté le métier d’artiste comme une possibilité. À l’époque, peindre, c’était pour moi un passe-temps du dimanche. Aujourd’hui, c’est un peu tous les jours dimanche.
FCD : Où puises-tu ton aspiration ?
AG : Je m’inspire de la vie de tous les jours. Je suis un narcissique, comme tous les artistes, j’imagine, du moins dans une certaine mesure. Je tire mon inspiration et ma motivation de mon quotidien ou de ma vie personnelle. Mais je suis aussi parfaitement conscient du monde extérieur. Je lis la presse et la littérature, je regarde des films, j’écoute de la musique et je poste même sur Instagram.
En général, mes œuvres sont des tentatives de réponse. Elles naissent toujours d’une interrogation à laquelle je tente, d’une certaine manière, de proposer ou d’inventer une réponse à travers une œuvre d’art. Je ne cherche jamais à résoudre entièrement l’équation, mais plutôt à ébaucher une solution, sans l’achever complètement. En fait, c’est un peu la manière dont les scientifiques et les mathématiciens travaillent. Dans tous les domaines académiques, il existe des gens qui tentent de résoudre une équation qui les captive. Et en même temps, ils créent également de nouvelles équations. C’est ce qui permet l’innovation. C’est ce qui permet le progrès. On se réintéresse à l’histoire, on rembobine et on examine les détails sans importance, pour comprendre ce qui manque ou ce qui est passé à l’as. Puis on la redévoile, on la recontextualise grâce à ce que l’on sait aujourd’hui.
Selon moi, il s’agit d’un commentaire, qui donne à mon œuvre un contexte, de la substance. Ce n’est pas l’équation. Ce n’est pas ce qu’il faut retenir à tout prix. Parfois, ce n’est même pas le sujet ou l’idée principale. C’est juste un complément.
FCD : Que signifie votre sweat-shirt ?
AG : Dessus, il y a écrit « YELL » [« HURLER » en anglais, N.d.T.]. Or, je viens de l’Université Yale. Pour moi, il s’agit d’un symbole de protestation fondé sur un jeu de mots. Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, il y avait des tas d’enjeux plus ou moins sous-jacents, surtout sur les campus universitaires à travers le pays, en réponse au racisme et aux agressions verbales ou physiques que subissent les étudiants de couleur. En même temps, mon fil d’actualité était inondé d’hommes et de femmes afro-américain.e.s abattu.e.s ou brutalisé.e.s par la police. À cette époque, des affrontements entre les femmes de couleur et les hommes blancs ont éclaté à Yale parmi les étudiants de premier cycle.
Alors, j’ai voulu exprimer mon engagement. Pendant un moment, j’ai porté tous les jours mon sweat-shirt à l’effigie de Yale (l’original) par peur d’être pris pour un vendeur de drogue sur le campus, à cause de ma couleur. La police était capable de me demander mes papiers et de me tirer dessus sans aucune raison. J’avais l’impression de pouvoir mourir du jour au lendemain, dès que je passais le seuil de ma porte. C’était comme si ce sweat-shirt me protégeait, me maintenait en sécurité. Comme si, en le portant, je ne risquais pas d’être pris pour un voyou. Mais en même temps, j’avais l’impression de rejeter les miens et de donner plus d’importance à l’institution. Puis, je me suis aperçu que cette même institution ne respectait pas les gens de couleurs qui soutenaient leur communauté. Alors, j’ai créé ce sweat-shirt « YELL » en référence à l’université et au sens même de « hurler », c’est-à-dire rendre quelque chose audible, faire entendre quelque chose. Je voulais simplement faire entendre les problèmes qui étaient soulevés.
FCD : J’ai assisté à votre dernière exposition parisienne dans le cadre d’Art Hop-Polis à la Cité Universitaire. Quand vous décriviez vos travaux, vous avez dit quelque chose qui m’a profondément marquée : « Je m’intéresse au noir car c’est la couleur la plus dynamique et la plus complexe de toutes. C’est une fusion de plusieurs couleurs, ce qui la rend intrinsèquement unique. »
AG : Dans cette exposition, mes œuvres étaient assez similaires à celles des autres artistes qui étaient également exposées dans la salle. Le noir est une fusion de couleurs qui en fait à mon sens la couleur la plus dynamique, avec le plus de caractère. En grandissant, je me suis aperçu qu’on associait le noir au sinistre. C’est une couleur sombre, sale, qui n’inspire pas confiance. À l’inverse, le blanc représente la pureté et la propreté. Martin Luther King a dit la même chose en 1967 dans son discours « The Other America », à l’université Stanford. Dans le même esprit, j’ai cherché à redéfinir la couleur noire. Je voulais l’utiliser pour nier tous les autres préjugés qui existent sur cette couleur, que j’ai toujours aimée. Quand j’étais gamin, Batman, le « Chevalier Noir », était mon super-héros préféré et j’adorais le style des Black Panthers, habillés tout en noir. Pour moi, c’est la couleur du pouvoir et de l’affranchissement. J’essaie donc de m’ouvrir à toutes les possibilités qu’elle offre. Cela dit, je ne fais pas forcément des peintures noires. Dans la plupart de mes tableaux, j’utilise la nuance la plus sombre du champ chromatique des verts, des bleus et des rouges. J’emploie rarement du noir, même si je sais que vus de loin, mes tableaux ont l’air complètement noirs. Mais quand on se rapproche et qu’on se familiarise avec le tableau, on voit qu’il s’agit d’autre chose, avec son caractère propre et son individualité. Je crois que c’est par ce même processus que je me considère afro-américain, et même comme un homme noir. De loin, il est facile d’appliquer un stéréotype ou une structure sociale à un individu ou à une communauté pour se simplifier la vie. Je veux aller à l’encontre de cette idéologie grâce à mes œuvres.
FCD : À ton avis, comment ton séjour à Paris va-t-il influencer ton travail et comment l’a-t-il influencé jusqu’à maintenant ?
AG : J’adore voyager et découvrir d’autres cultures. Je tenais à venir à Paris en raison du rapport de cette ville à l’histoire de l’art et du jazz et à l’esthétique. J’admire énormément James Baldwin et plus je me penche sur sa carrière, plus il est évident que la période de sa vie à l’étranger a été cruciale. Je peux saisir la raison pour laquelle il est venu s’installer en France. Quand on y réfléchit, on s’aperçoit qu’il fait partie de la longue histoire des Afro-Américains qui ont tenté de fuir l’oppression qu’ils ressentaient aux États-Unis. Nous en sommes encore témoins aujourd’hui et ça ne concerne pas seulement les Afro-Américains. C’est un phénomène mondial, vieux comme le monde. Alors j’ai voulu en faire l’expérience moi-même, surtout étant donné ce qu’il se passe actuellement aux États-Unis.
Selon mon interprétation, Baldwin critique beaucoup ce que signifie être américain mais aussi ce qu’est l’essence même de l’Amérique. Quand je lis ses romans et ses essais, j’ai l’impression qu’il se bat avec cette idée : ce que signifie être un être humain qui lutte contre la société. C’est ce que je recherche dans mon œuvre. Je recherche cette individualité, en dehors du fait que je suis afro-américain, new-yorkais ou même de Pennsylvanie. J’observe chaque jour la ville à travers ma fenêtre et j’espère, ou plutôt je crois, que la luminosité transparait dans mon œuvre. Aujourd’hui, mon œuvre s’approprie l’essence du noir et la redéfinit.
Par Fatima Cadet-Diaby
Traduit de l’anglais par Caroline Faure