La solitude d’un promeneur rêveur

© Inès Moutachaker

Seul dans la rue depuis des heures… Autour de toi, des personnes marchent pressées sans dévier de leur trajectoire. D’autres, à l’arrêt, attroupées, discutent, échangent, boutiquent. Détaché des interactions sociales, tu observes le monde qui t’environne. Seul avec ton cerveau, tu penses. Ces ombres qui défilent devant toi te semblent prisonnières de schémas simples, inconscientes de leur propre existence, aliénées par des structures qu’elles insoupçonnent.

Pendant que les autres s’activent dans une ignorance totale des enjeux de leur vie, tu te sens au-dessus de la mêlée. Tu es maître de tes pensées, de tes pérégrinations urbaines, maître de tes pas. Les autres sont dans un « présentisme » aveugle, alors que toi, tu agites le passé et le futur dans ton univers mental. La solitude te donne un sentiment de supériorité.

Après tout, il faut bien justifier ta condition de solitude. Alors, tu rehausses ta personne au détriment des autres. La solitude fait peur. Elle est un état à fuir. L’accepter est un aveu d’échec. Échec de la vie sociale. Or, il faut réussir. Si échec il y a, c’est uniquement dans la perspective d’un succès à la clé : « échouer pour mieux réussir ». Il faut donc te trouver de bonnes raisons qui justifient ta solitude. Non pas parce qu’elles sont vraies mais parce qu’elles te permettent de continuer à vivre. De continuer à croire au récit que tu as fabriqué sur toi-même .

Postuler la médiocrité des autres permet ainsi de soulager tes maux. C’est une manière de te protéger d’une remise en question trop profonde dont tu sais que les conséquences seront dramatiques pour ton univers de sens. Ne te confrontes surtout pas à toi-même. Tu risquerais de te perdre dans des boucles mentales, de verser dans la folie.

Pourquoi ne pas assumer pleinement et consciemment ta solitude ? Quel intérêt à vivre dans l’inquiétude permanente du soi, prête à jaillir à chaque moment de solitude spontanée ? Veux-tu être comme ceux qui ont en horreur l’idée de passer un moment seul, en ont honte ? Non, il faut l’affronter, l’embrasser de tout ton être. Puisque tu n’échapperas pas à la volonté de justifier ta condition, retourne en le sens. La solitude n’est pas forcément le signe d’une vie morne et ennuyeuse. Elle est un état nécessaire. Elle n’est pas seulement un moment de transition entre deux états mais un état latent à cultiver. Pas de pensée sérieuse sans solitude.

La solitude te mène à considérer le temps long… le temps bien éloigné des préoccupations quotidiennes. Ce même temps qui finira par t’achever un jour. La mort. La seule certitude de l’existence qui est pourtant si facile à oublier. Comment accepter ta finitude ne serait-ce qu’un peu si tu l’évites constamment ? La solitude ne permet certes pas de résoudre ce problème métaphysique mais sa conscience renouvelée permet de restituer le soi souvent perdu dans une quête absurde dont tu as l’impression d’avoir aucune maîtrise.

Dans cette inquiétude éternelle, l’absence de solitude entretient des angoisses jamais sondées car la perspective de t’y confronter t’horrifie. Le meilleur moyen d’en sortir ou d’atténuer les maux est ainsi de la faire tienne. « Le remède à l’isolement est la solitude » comme disait l’écrivaine Marianne Moore.

L’acceptation de ta solitude est peut-être l’apprentissage d’une nouvelle liberté. Et surtout, elle est le début de l’acceptation de soi qui permet de sortir des mécanismes qui te nuisent à petit feu. Seul le détachement que procure la solitude permet de les remettre en question et de s’en émanciper.

Certains te rétorqueront que la solitude est une affaire de temps. Un luxe bourgeois ou d’étudiants qui s’évertuent à trouver un sens à tout pour tromper l’ennui. Plus personne n’aurait le temps. Avoir du temps est mal vu. Pourtant, ne pas avoir de temps est l’acceptation tacite d’être l’esclave de sa propre vie. Ne pas avoir le temps est uniquement une manière consciente ou non de dire qu’on n’a pas envie de prendre le temps.

La solitude n’est pas une finalité pour autant. Elle est un allié dans ta quête de l’autre. Il ne s’agit donc évidemment pas de te priver de l’autre. Pour une raison ou pour une autre ton humanité t’y conduit irrémédiablement.. Mais ne faut-il pas t’élucider toi-même un minimum avant d’être avec les autres et de les comprendre, comme disait Simone Veil ?

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