La pandémie permanente ?

Manifestation contre la politique sanitaire de Bolsonaro, place de la Republique, Paris, le 29 mai 2021. Photo: Ivan de Sampaio
Il n’y a pas d’autre sujet plus pertinent à aborder au Brésil aujourd’hui que celui de la manière dont la pandémie de Covid-19 a été gérée dans le pays.
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Un projet cohérent ?   

Il n’y a pas d’autre sujet plus pertinent à aborder au Brésil aujourd’hui que celui de la manière dont la pandémie de Covid-19 a été gérée dans le pays. En général, la presse a abordé ce sujet en se concentrant sur l’incompétence du gouvernement fédéral à combattre l’avancée du virus. Dans cet article, nous entendons montrer non pas l’analyse négative de l’action ou la négligence de la puissance publique, mais bien plutôt sa dimension active ou positive. Il est possible d’observer ces événements de l’année dernière au Brésil, non pas comme un échec du gouvernement, mais comme son succès dans la réalisation d’un projet de nation cohérent et engagé dans les orientations politiques générales du Palais du Planalto (Le Palais du Planalto est le siège du bureau du Président de la République du Brésil). Ainsi, nous espérons montrer dans ce bref article, une ligne cohérente qui relie le projet politique de Jair Bolsonaro et les actions du gouvernement face à la pandémie, indiquant que la situation actuelle du Brésil n’est pas le résultat d’un défaut, mais plutôt du triomphe et de l’efficacité d’un programme extrêmement transparent.

«la situation actuelle du Brésil n’est pas le résultat d’un défaut, mais plutôt du triomphe et de l’efficacité d’un programme extrêmement transparent»

Le discours minimisationniste du gouvernement

Dans un premier temps, il convient de faire une brève rétrospective de la manière dont le gouvernement fédéral a agi face à la pandémie au Brésil. Dans la liste des actions gouvernementales, la première, et peut-être la plus révélatrice, se trouve dans le discours présidentiel lui-même. Depuis la première déclaration publique jusqu’à aujourd`hui, le discours présidentiel est resté pratiquement inchangé. Jair Bolsonaro est resté irréductiblement opposé aux gestes barrières et farouchement réfractaires aux confinements mis en œuvre par certains des États membres de la fédération. D’ailleurs, son discours et ses pratiques publiques convergent. Le refus de porter le masque, l’insistance à serrer la main sous la caméra, les accolades et les baisers dans les rangs des supporters sont des comportements fréquents du président de la République.

Cette attitude réitérée de Bolsonaro a également servi d’encouragement pour ses partisans. Les réseaux d’extrême droite ont agi contre toutes les mesures, menées par les gouverneurs des États membres, visant à contenir la pandémie. En plus de la diffusion massive de fake news par des groupes WhatsApp idéologiquement alignés avec le Président de la République, ces réseaux ont organisé plusieurs manifestations avec de nombreux participants contre les confinements au niveau des États-membres. Certaines de ces manifestations ont même vu la présence du président lui-même, des membres du premier niveau de son gouvernement ainsi que des parlementaires alliés. 

«Les réseaux d’extrême droite ont agi contre toutes les mesures, menées par les gouverneurs des États membres, visant à contenir la pandémie.»

Dans ce sens, on peut voir que le discours et l’exemple de Bolsonaro sont aussi des directives politiques générales pour les membres du gouvernement. Ainsi, cette attitude de refus aux gestes barrières est devenue le « protocole officiel » du gouvernement fédéral. À ce moment, l’un des rares à avoir refusé de suivre pleinement la directive du Palais du Planalto était le ministre de la Santé de l’époque, Luiz Henrique Mandetta. En allant à l’encontre des directives présidentielles, il n’est pas surprenant que le ministre ait été démis de ses fonctions à la mi-avril 2020, un moment critique de la pandémie au Brésil. Bolsonaro a nommé un autre médecin pour prendre en charge le ministère de la Santé, mais il n’a pas tenu 30 jours en fonction. Puis, le Général Pazuello, un homme dont la spécialité est de suivre les ordres, a pris le poste.

La campagne de vaccination

Au cours de son service au ministère de la Santé, qui a duré près d’un an, le général Pazuello a refusé d’acheter la quasi-totalité des vaccins en cours de développement, obligeant les États à conclure des accords individuels pour acquérir les vaccins. Au même moment, les laboratoires de l’armée ont commencé à produire le médicament hydroxychloroquine, et le ministère de la Santé a lancé sa campagne de distribution du remède dans un paquet de « traitement précoce » de la Covid-19. À ce stade, le discours officiel de la présidence présente une contradiction apparente. Tout en refusant d’acheter des vaccins au motif qu’ils étaient encore en cours de développement et qu’il n’y avait aucune garantie de leur efficacité, il a distribué massivement un médicament dont l’efficacité pour traiter la maladie n’est pas scientifiquement prouvée. Le problème à ce stade n’a jamais été l’efficacité ou non du médicament ou des vaccins. L’insistance du gouvernement sur le traitement précoce est fondée sur l’effort de postuler l’existence d’un « remède » pour la maladie. Qu’elle existe ou non est moins pertinent, l’important est de créer une atmosphère favorable pour que les gens adhèrent au discours officiel de minimisation de la pandémie et fassent fi des mesures de confinement mises en place dans les États. Pour le gouvernement, l’hydroxychloroquine était le placebo immédiatement disponible, le vaccin n’était qu’une promesse future. De plus, la maladie que le gouvernement cherchait à guérir n’était jamais la Covid-19, mais plutôt le confinement.

Avec la promesse de l’arrivée des premières doses de vaccin, assurée par l’Institut Butantã à São Paulo, le gouvernement fédéral a commencé à agir de manière à entraver la campagne de vaccination, en soulevant des discours anti-vaccins et en mettant en doute la sécurité du sérum avec un discours xénophobe face à l’origine chinoise du laboratoire partenaire de l’institut à São Paulo. Parallèlement, l’administration fédérale a cherché à acheter n’importe quel vaccin dans le monde entier, dans le seul but de remporter la victoire symbolique de l’application de la première dose avant la campagne de vaccination du gouverneur de São Paulo.

Les efforts du gouvernement fédéral dans cette course à la première dose n’ont pas été fructueux. En tout état de cause, les actions visant à retarder la campagne nationale de vaccination ont été efficaces. Le Brésil possède l’un des plus grands systèmes de santé publique au monde, une tradition de campagnes de vaccination et une infrastructure installée capable d’appliquer 5 millions de doses de vaccin par jour. Mais, devant les efforts actifs du ministère de la Santé, qui a boycotté l’élaboration d’un plan national d’immunisation, jusqu’au début avril 2021, seulement un peu plus de 5 millions de personnes avaient reçu les deux doses du vaccin.

L’aide d’urgence

D’autre part, contrairement aux actions du gouvernement, à partir d’avril 2020, l’aide d’urgence fédérale est entrée en vigueur. La suspension des contrats de travail a été autorisée, et les personnes qui n’étaient pas protégées par la sécurité sociale ont commencé à recevoir une allocation mensuelle, dont les valeurs varient entre 600 R$ (85 €) et 1200 R$ (170 €). Ces actions ne sont pas nées de l’initiative du gouvernement fédéral, elles sont le résultat d’une imposition au gouvernement. Après une forte pression politique, le ministère de l’Économie a présenté une proposition d’aide de seulement 200 R$ (30 €) par mois. Le Congrès national, principalement à l’initiative des partis d’opposition, a imposé un montant plus élevé au gouvernement. Malgré cela, l’aide a pris fin en décembre 2020. Elle n’a pas été renouvelée en 2021. Le pays a vécu le pire moment de la pandémie sans soutien financier pour les plus défavorisés, poussant les travailleurs les plus vulnérables économiquement à s’exposer au virus. La nouvelle aide offerte par le gouvernement fédéral n’a commencé qu’en avril 2021, alors que le Brésil comptait déjà le plus grand nombre de décès par jour dû au Covid-19 dans le monde, en chiffres absolus et relatifs. De plus, dans cette deuxième édition, l’aide a été drastiquement réduite à un montant compris entre 150 R$ (22€) et 350 R$ (50€) par mois, somme insuffisante même pour garantir la sécurité alimentaire dans un pays où le coût moyen du panier-repas de base est de 640 R$ (91 €).

La stratégie de l’immunité grégaire

Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses actions du gouvernement fédéral réalisées en rapport avec la pandémie. Notons qu’à aucun moment, il n’a été dit ici qu’il s’agissait d’actions pour combattre la pandémie. Ceci, pour une raison très simple, le but du gouvernement n’a jamais été d’empêcher la circulation du virus. Ainsi, nous arrivons au point crucial qui donne une cohérence et un sens précis aux actions du gouvernement brésilien au cours de l’année dernière. L’action efficace du gouvernement avait pour principal objectif de favoriser la circulation du virus. L’idée, lancée au début de la pandémie, d’une « immunité grégaire » n’a jamais disparu des ambitions du gouvernement fédéral. L’importance de cette insistance renvoie au projet politique plus large du gouvernement actuel. Tout d’abord, il convient de rappeler qu’il n’existe aucune preuve scientifique sûre permettant de postuler l’efficacité réelle de l’immunité générale après l’infection par le virus, et les cas de réinfection déjà documentés augmentent l’incertitude de cette hypothèse. Mais, même si ce doute n’existait pas, le fait est que les modèles mathématiques élaborés par l’Imperial College indiquent le chiffre de plus d’un million de décès au Brésil avant d’atteindre la supposée « immunité collective ». Ces mêmes modèles, qui ont effrayé d’autres politiciens de droite comme Boris Johnson, n’ont pas découragé Bolsonaro à mettre en oeuvre  son programme.

Des morts acceptés ?

«Pour le président, succomber à la maladie est une marque de faiblesse, une indication que la personne malade n’est pas un spécimen digne de figurer parmi son peuple.»

La raison principale de la résistance du gouvernement sur ce point n’est pas seulement un conformisme indifférent à l’égard des victimes. En effet, l’agenda fédéral effectif est une politique active d’extermination motivée par l’ambition de l’eugénisme. Ce n’est pas sans raison que le discours officiel du président parle du Covid-19 comme d’une « petite grippe » qui ne le menacerait pas au vu de son « record d’athlète » et que le Brésilien « doit être étudié, car il n’attrape rien ». Pour le président, succomber à la maladie est une marque de faiblesse, une indication que la personne malade n’est pas un spécimen digne de figurer parmi son peuple. Tout comme chercher à se protéger de la contagion est un signe de « lâcheté ». Cette trace d’instrumentalisation de la mort pour purger le peuple brésilien de ses maux endogènes n’est pas une nouveauté, mais plutôt une constante dans pratiquement toute la carrière politique de Jair Bolsonaro. La peine de mort, l’extermination des opposants, l’incitation à l’armement, l’ode à la guerre civile, sont des thèmes fréquents dans les manifestations de Bolsonaro, parfois même ensemble, comme dans une interview de 1999, où Bolsonaro déclare : « Cela ne changera malheureusement que lorsque nous partirons pour une guerre civile, en faisant un travail que le régime militaire n’a pas fait. Tuer quelque 30 000 personnes ».

Dans cette optique, l’esthétique même adoptée par le gouvernement, à plusieurs reprises, fait explicitement référence aux symboles suprémacistes. Les discours en direct de Bolsonaro avec ses conseillers où tout le monde prend un verre de lait pur, ou encore le cas le plus explicite, lorsque l’ancien secrétaire à la Culture du gouvernement a fait une annonce vidéo d’un programme national, reproduisant en détail un discours de Goebbels. Récemment encore, l’un des assistants présidentiels a fait, devant les caméras, un geste suprémaciste au Sénat. Ce sont des comportements, des gestes et des symboles fréquents et le gouvernement en est truffé et la gestion de la pandémie est la matérialisation pratique de ces symboles.           

Des groupes défavorisés dautant plus touchés par le virus

À contrario, il serait possible de postuler que la pandémie aurait un caractère aléatoire et que les décès ne pourraient être contenus ou dirigés vers des groupes sociaux spécifiques. Le Brésil a donné des preuves que ce n’est pas vrai. Même avec un virus à diffusion aérienne et qui circulait d’abord parmi les classes les plus aisées, les inégalités sociales dans le pays ont réussi à faire en sorte que les taux d’infection et de décès les plus élevés soient ceux des plus pauvres. Dans les études sur la prévalence du virus dans la population, il est étonnant de constater que les taux les plus élevés se trouvent précisément dans les quartiers les plus pauvres des villes. Comme si cela ne suffisait pas, même la campagne de vaccination pourrait être censitaire, puisque la Chambre des députés, avec le soutien des partis au pouvoir, a approuvé l’autorisation pour les entreprises privées d’acquérir des vaccins et de promouvoir leurs propres campagnes de vaccination. Ainsi, ceux qui peuvent payer le vaccin sont autorisés à sauter la ligne du système de santé publique. Les décès ne sont pas aléatoires.

Si d’une part les actions du président sont le signe à travers duquel on peut comprendre le projet qui guide la gestion de la pandémie au Brésil, d’autre part il faut reconnaître qu’il n’agit pas seul. Une bonne partie des églises évangéliques néo-pentecôtistes du pays, importante base de soutien du gouvernement, lorsque plus de 4 000 morts par jour étaient dénombrés par la Covid-19, ont même mobilisé le pouvoir judiciaire pour tenter de maintenir les temples ouverts. On ne peut que supposer qu’il s’agissait d’une tentative pour amener leurs fidèles à rencontrer Dieu plus vite. Les militaires, quant à eux, n’avaient jamais eu une participation aussi importante au gouvernement fédéral, même si l’on considère les deux décennies de dictature militaire entre les années 1960 et 1980. Pour reprendre les termes de Gilmar Mendes, ministre de la Court Suprême (STF) : « l’armée s’associe au génocide ». La phrase du ministre est si assertive qu’elle a provoqué une réaction immédiate des militaires, dans une indignation typique de ceux qui n’ont pas de défense. 

Le fait est que le gouvernement a trouvé de nombreux partisans prêts à s’associer à ce crime contre l’humanité. Ce n’est qu’à la mi-avril qu’une réaction institutionnelle directe à ce programme d’extermination a commencé à se manifester. La « CPI da Covid » a été créé au Sénat fédéral pour enquêter sur les actions du gouvernement pendant la pandémie. En tout état de cause, le scénario concernant la responsabilité effective de ce crime n’est pas particulièrement encourageant. Le président lui-même a déjà accumulé plus de 100 demandes de destitution, dont le traitement est bloqué par la présidence de la Chambre des députés. L’histoire institutionnelle du Brésil elle-même regorge des crimes pour lesquels personne n’a jamais été tenu responsable et qui restent sans compensation, surtout si l’on pense à ces crimes qui ont fait des victimes non pas d’une seule personne, mais de tout un peuple. À titre d’exemple, il suffirait de rappeler que le Brésil est le pays qui a maintenu en esclavage le plus grand nombre de personnes noires dans toute l’histoire coloniale de l’Occident et que l’esclavage a pris fin sans aucune sorte d’initiative publique pour compenser les victimes directes ou leurs descendants. 

«L’histoire institutionnelle du Brésil elle-même regorge des crimes pour lesquels personne n’a jamais été tenu responsable. À titre d’exemple, il suffirait de rappeler que le Brésil est le pays qui a maintenu en esclavage le plus grand nombre de personnes noires dans toute l’histoire coloniale de l’Occident et que l’esclavage a pris fin sans aucune sorte d’initiative publique pour compenser les victimes directes ou leurs descendants.»

Face à ce massacre, la première étape importante est de l’appeler par son nom. Le Brésil connaît aujourd’hui un crime contre l’humanité. Pas une figure rhétorique, pas une utilisation politique des morts de la pandémie, l’extermination est le seul terme qui nous permet de commencer à décrire ce qui se passe au Brésil. Il est impératif de ne pas hésiter à le dire en toutes lettres. La victoire sur la pandémie en dépend. Il n’est pas possible d’avoir un Brésil sain et un autre qui étouffe. Traverser la pandémie, la laisser derrière soi ne sera possible que face à cette reconnaissance. Le refus répété de réparer le passé conduit à une incapacité effective de le laisser passer, de telle sorte que l’extermination des peuples traditionnels, l’esclavage, les dictatures brésiliennes ne sont jamais complètement passés, leurs effets restent vivants et aujourd’hui tous se manifestent et se répètent dans le gouvernement de la pandémie. Sans reconnaissance de ce crime contre l’humanité en tant que telle, sans responsabilisation de tous ceux qui y ont été associés ou collaboré, la pandémie ne passera pas non plus. Le Brésil marche pour devenir une couveuse mondiale de variantes virales, pour éviter que le pays ne devienne ce grenier à épidémies, il est impératif d’empêcher que les crimes de l’actuel gouvernement deviennent une autre tombe commune de l’histoire.

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