La construction d’urgences et de menaces joue un rôle important dans le discours politique, notamment celui des populistes. Les deux partis populistes de droite les plus importants en France et en Allemagne sont le Rassemblement National (RN) et l’Alternative für Deutschland (AfD). S’ils sont encadrés dans des contextes historiques et politiques différents, ils partagent des positions programmatiques et des moyens rhétoriques. Quel rôle jouent les menaces dans leurs discours et quelles sont les similarités et différences ?
L’urgence et les menaces dans le discours politique
Les acteurs politiques se servent souvent de la construction de menaces pour souligner l’importance d’un sujet et l’urgence d’agir. Dans le discours des populistes et extrémistes, les menaces jouent davantage un rôle important.
Le populisme et l’extrémisme : définitions
Dans le débat académique, deux définitions de populisme sont courantes : d’un côté, le populisme est perçu comme un style politique qui brave les règles implicites d’un système politique, employant ainsi des moyens discursifs comme le brisement de tabous. De l’autre, le populisme est appréhendé comme une idéologie comprenant deux caractéristiques : le recours au peuple, défini comme unité homogène, ainsi qu’une attitude anti-élites. Une particularité du populisme de droite en particulier est sa conception du peuple comme unité ethniquement homogène.
Le terme extrémisme a également plusieurs dimensions. D’un point de vue juridique, il réfère à des positions qui ne partagent pas le minimum du consensus démocratique (comprenant en outre la pluralité des opinions, ordre démocratique de base, État de droit, principe de majorité et de protection des
minorités, droits fondamentaux). Dans la recherche, le terme désigne des attitudes et des comportements politiques qui se trouvent sur les pôles extérieurs du fameux axe droite-gauche. Cette conception d’un axe
unidimensionnel représentant tous les clivages au sein d’une société sert aussi à la délégitimation des positions et mouvements dits « extrêmes » et a l’inverse
à la légitimation du « centre ». L’extrême est ici un point relatif : ce qui est gauche / droite et ce qui est centre / extrême ne se définit pas de manière absolue, mais par rapport aux autres forces politiques dans un système, et varie au cours du temps. Si l’émergence de Zemmour dans la campagne présidentielle actuelle en France pourrait par exemple signifier l’établissement d’un nouveau courant politique plus à l’extrême droite que le RN, cela n’implique pas pour autant que les positions du RN deviendront moins extrêmes en soi.
L’importance d’urgence dans le discours populiste de droite
Si nous considérons alors que le populisme de droite se base sur une opposition entre d’un côté le peuple (appréhendé comme ethniquement homogène) et de l’autre les élites, et se caractérise plus généralement par un schéma ami-ennemi, il semble probable que les populistes de droite font davantage usage de menaces dans leurs discours. Nous voulons comparer la construction des menaces dans les programmes électoraux des deux partis politiques qui ont suscité un énorme intérêt public au cours des dernières années et qui sont d’habitude classifiés comme populistes de droite et (au moins partiellement) d’extrême-droites en France et en Allemagne : le Rassemblement National (RN), auparavant Front National (FN), et l’Alternative für Deutschland (AfD).
Le Rassemblement National et l’Alternative für Deutschland
Le RN et l’AfD se trouvent en effet en termes culturels à l’extrême des systèmes des partis politiques de leur pays respectif, si nous négligeons les petits partis politiques peut-être encore plus extrêmes mais moins influents, comme le Dritte Weg ou la NPD en Allemagne. Le RN, fondé en 1972, a pu s’enraciner et se consolider dans le paysage politique français pendant un demisiècle, durant lequel il a connu différentes phases. L’AfD, créé en 2013, est un jeune parti vivant des transitions programmatiques et personnelles constantes. Toutefois,
il a remporté des succès électoraux à l’échelle régionale, fédérale et européenne depuis sa création.
En 2017, le succès des deux partis correspond à un « tsunami politique » (Moreau 2018) au sein de leurs systèmes politiques : en France, la candidate du RN, Marine Le Pen, est arrivée au second tour des présidentielles lors duquel
elle a remporté un tiers des votes contre son adversaire Emmanuel Macron. La même année, l’AfD, quatre ans après sa naissance, n’est pas seulement entré
au parlement fédéral d’Allemagne, le Bundestag, mais est directement devenu la troisième force politique (12,6%) et première de l’opposition. En 2021, lors des élections législatives fédérales en septembre, l’AFD a remporté environ 10% des votes, correspondant à 83 des 735 sièges.
En avril 2022, les présidentielles se tiendront en France et le débat public est déjà concentré sur cet évènement depuis un bon moment. Une question-clé : l’extrême-droite, gagnera-t-elle les élections ? Le RN et l’AfD ont connu une histoire différente et sont encadrés dans des contextes politiques différents. Si le
fondateur de l’AfD, Bernd Lucke (qui a quitté le parti en 2015), s’est distancié du RN, les deux partis se sont rapprochés au cours des dernières années.
Aujourd’hui, ils ne partagent pas seulement la présidence adjointe du groupe parlementaire européen Identité et Démocratie, mais aussi des points programmatiques et des moyens rhétoriques. Comment construisent-ils
alors des menaces dans leurs discours politiques ? Quelles similarités et différences peut-on identifier ?
Les menaces dans les programmes électoraux du RN et de l’AfD
Pour le savoir, nous avons analysé les programmes électoraux1 de 2017 de Marine Le Pen et de l’AfD, considérant leur succès important en cette année.
Premier résultat et point en commun, les deux partis emploient un vocabulaire rattaché au champ lexical de la menace. Avec une large gamme de termes comme « grande menace existentielle », « surveillance totale », « diktat de l’opinion », « guerre culturelle », « immigration de masse débridée » (AfD), «immigration totalement incontrôlée », «cyberdjihadisme », « pédocriminalité », « guerre » (RN), les deux partis construisent un scénario d’une « ère des menaces hybrides » (AfD). Quelques menaces se ressemblent, d’autres manifestent des différences.
Les deux partis constatent la fin de la souveraineté des deux pays dû à l’intégration européenne. Selon Le Pen, il faudrait « rendre à la France sa souveraineté nationale » et « se libérer des contraintes européennes ». L’AfD constate : « un État qui renonce au régime des frontières et donc à la souveraineté sur son territoire national se dissout. Il perd son statut d’État ».
De même, l’AfD et le RN se rejoignent dans le bilan que les élites politiques mineraient la souveraineté du peuple, exigeant une «démocratisation » du
système. Selon l’AfD, cette élite serait «responsable des développements indésirables des dernières décennies » ayant accepté des «décisions illégales
et inconstitutionnelles en matière d’immigration».
L’AfD s’oppose alors à ce qu’elle appelle « l’oligarchie secrète », promettant : «l’objectif de l’AfD est l’autopréservation, pas l’autodestruction de notre État et
de notre peuple ». Cette opposition est également présente dans le programme de Marine Le Pen, quand elle constate qu’il faudrait « rendre la parole au peuple».
Élément discursif-clé des deux partis, ils mettent en garde contre les menaces multiples que présenterait l’immigration « incontrôlée » : menace culturelle, économique, sécuritaire. Les deux partis suggèrent un lien entre la migration et la criminalité. Le RN met en garde contre une menace à l’identité nationale et à la cohésion sociale. De même, elle blâme les étrangers d’occuper des postes de travail des Français. Selon l’AfD, ces « migrations de masse » «déstabiliseront notre continent », « Allemagne ne pourra plus être reconnue comme telle ». L’AfD parle explicitement d’une « abolition de l’Allemagne » et de la « disparition du peuple allemand », s’inspirant de la théorie conspirationniste du grand remplacement. Le parti exige : « Nous ne voulons pas laisser la terre
de nos pères et de nos mères à n’importe qui, qui dilapide ou pille cet héritage, mais à nos descendants, à qui nous avons donné l’exemple et transmis nos valeurs ». Ainsi, l’AfD avertit des risques d’une « idéologie du multiculturalisme ». De plus, les étrangers causeraient des « coûts astronomiques ».
Dans la même logique, l’islam est présenté dans les deux programmes comme une menace culturelle et sécuritaire. Si le RN met en garde contre les «fondamentalistes islamistes », des « mosquées extrémistes », le « terrorisme islamiste » et des « filières djihadistes », vocabulaire partagé par l’AfD, ce dernier renforce l’aspect d’une menace culturelle supposée : « l’islam ne fait pas partie de l’Allemagne » et « l’islam, qui ne respecte pas notre système juridique, voire s’y oppose, et qui prétend régner en tant que religion unique, n’est pas compatible avec l’ordre constitutionnel démocratique et libéral de l’Allemagne».
Par ailleurs, les économies des deux pays seraient menacées par des influences étrangères nuisibles, tant par l’immigration que par la concurrence déloyale
et par les politiques économiques et monétaires menées par l’UE. En outre, les deux partis évoquent des menaces envers la santé et les systèmes de santé.
Si les deux partis évoquent des menaces économiques, le RN met un focus plus explicite sur « l’appauvrissement des classes moyennes et populaires ». De même, si les deux partis mettent en garde contre les influences étrangères et supranationales, le RN souligne plus explicitement le danger de la mondialisation : « Mondialisation : destruction de l’équilibre économique et social, l’abolition de toutes les frontières, toujours plus d’immigration et moins de cohésion entre les Français ».
Le RN met également en avant la menace du communautarisme, alors que l’AfD ne le mentionne pas.
Finalement, l’AfD conçoit « l’idéologie du genre » comme une menace essentielle, qui compromettrait le bien-être des enfants, l’existence de la famille traditionnelle, l’ordre établi et le mode de vie allemand en général. Cette « menace » n’apparaît pas explicitement dans le programme du RN.
Conclusion
La construction de menaces est un élément important dans les discours politiques du RN et de l’AfD. Les dangers qu’ils construisent se ressemblent en grande partie. Ces « menaces » sont par ailleurs simplifiées et exagérées, voire vont à l’encontre du consensus scientifique. Avec leurs discours, les deux partis
politiques s’intègrent dans les discours d’extrême droite en Europe en général et s’influencent mutuellement.
D’un côté, leurs discours se basent sur les discours présents dans leurs contextes politiques et sociaux, référant à des images et des peurs existantes. De l’autre, ils sont susceptibles d’influencer les discours présents et ainsi, de changer les images existantes, voire de créer de nouvelles images, menaces et urgences qui peuvent trouver leur entrée au discours public.