Le Japon prendra-t-il les armes ?

Image par Staff Sgt. Jonathan Crane — http://www4.army.mil/ocpa/uploads/large/Soldiersdemo2004-11-09.jpg, Domaine public, Lien

Suite à la défaite subie au terme de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a adopté, sous pression des Américains, une constitution libérale et pacifiste prohibant le maintien de forces armées et la réponse violente aux litiges internationaux. Après 70 ans de paix, l’ordre mondial et régional auquel fait face l’archipel nippon se redessine : montée en puissance de la Chine, jongleries nucléaires en Corée et America First pour les gendarmes du monde. Alors que le Premier ministre Shinzo Abe se positionne en faveur d’un remaniement de la Constitution pour permettre l’établissement d’une armée régulière, il n’ose pas encore soumettre la question au référendum. Cité Unie est allé faire un tour à la Maison du Japon pour entendre ce qu’en pensent ses expatriés.

Avant de commencer, il est de notre devoir de marquer une distinction entre ce que dit la Constitution de 1947 et la réalité actuelle. D’abord, le Japon dispose depuis 1953 d’une armée terrestre, maritime et aérienne de facto, qu’il surnomme les forces d’auto-défense. Celles-ci n’interviennent pas dans les conflits extérieurs mais sont disposées à défendre le territoire.

En 2014, le gouvernement japonais a émis un texte interprétatif de la Constitution, disposant les forces d’auto-défense à venir à la défense de ses alliés advenant un conflit armé, chose que certains partis et groupes pacifistes considèrent comme illégitime, voire inconstitutionnelle. Le Parlement japonais a confirmé cette interprétation en 2015 en édictant une série de lois permettant d’offrir un soutien matériel à ses alliés militaires et permettre à ses troupes de participer davantage aux missions de sauvegarde de la paix des Nations Unies.

Aujourd’hui, des évènements ont enflammé davantage le débat autour de cet épineux article 9. Entre autres, la déclaration du président Donald Trump selon laquelle la contribution militaire de son pays à la sécurité mondiale est disproportionnellement élevée, puis l’appel aux États à hausser leurs dépenses militaires, jettent le doute sur la protection continue de l’archipel japonais par les États-Unis. La renonciation de la participation américaine au traité de libre-échange transpacifique a créé un espace dans laquelle peut s’étendre l’influence économique chinoise en Asie de l’Est. Les essais nucléaires nord-coréens continuent à faire monter la pression sur le Japon, qui ne dispose pas de l’arme atomique. Enfin, la contestation de la Chine et du Japon quant à la propriété des îles Senkaku crée des tensions croissantes entre les deux pays.

Qu’en pense le Japon ?

Nous sommes entrés presque par effraction, profitant d’une porte entrouverte par un joggeur motivé, dans une résidence autrement silencieuse le dimanche matin, à l’image du reste de la Cité en ce jour de repos. Tentant de ne pas trop susciter l’inquiétude, nous nous sommes assis dans ce grand hall tapissé d’œuvres antiques et contemporaines, prêts à repêcher les passants pour leur poser nos questions.

Le premier venu est étudiant en microbiologie. Selon lui, « le Japon n’a pas d’armée et ne devrait pas en avoir. Nous avons un pays parmi les plus sécuritaires du monde. Nous vivons en paix. » Malgré les récentes déclarations de l’administration Trump, il n’a pas peur : « Le Japon est protégé par les États-Unis. Nous payons les États-Unis pour être le gendarme à travers leurs réseaux de bases navales. Si la Chine et la Corée du Nord attaquent le Japon, nous pouvons nous défendre. Au delà de cela, le Japon ne doit pas intervenir dans les conflits extérieurs. » Nous lui avons demandé ce qu’il pensait de la modification de facto de la Constitution par le gouvernement. « C’est une question difficile, mais c’est certainement un pas dans la mauvaise direction. Je ne supporte pas cette décision du Premier ministre. Shinzo Abe est soutenu pour sa politique économique, mais les gens sont plus partagés en ce qui concerne son projet militaire. Les jeunes ne sont pas intéressés par la guerre. C’est un peu comme sur le reste de la planète. C’est un truc de vieux. »

Le second est chercheur en chimie. Bien qu’il soit étudiant en sciences, sa position politique est tranchée et approfondie : « Le Japon ne devrait pas avoir d’armée. Je n’aime pas la guerre. Nous ne gagnons rien de la guerre. Les répercussions de la bombe d’Hiroshima se font sentir dans notre mémoire collective : dans notre littérature, nos films. La politique d’America First est inquiétante pour le Japon, mais nous n’avons pas si peur de la Corée du Nord. Ça ne justifie pas le fait d’avoir une armée. »

Nous tombons ensuite sur un homme plus âgé et certainement plus bavard, professeur de littérature installé à Paris depuis quelques années. S’ensuit un monologue teinté d’une conscience historique approfondie. « Le Premier ministre Shinzo Abe veut modifier la Constitution. C’est l’orientation de son parti, les Libéraux-Démocrates, depuis la création de ce parti. C’est complètement cohérent quant à l’histoire de son parti. Son parti a effectivement les sièges dans les deux chambres pour effectuer cette modification, mais si celle-ci était soumise, je ne crois pas que ça passerait. Shinzo Abe ne cherche pas à proposer cette modification à tout prix, il cherche à préparer l’opinion publique à une future modification de la Constitution.

« La plupart des Japonais qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale sont vieux ou morts. Mais le fait d’avoir envahi la Chine, la Corée, d’avoir combattu les troupes américaines, d’avoir subi la bombe atomique, reste bien ancré dans la mémoire collective des Japonais. Nous sommes conscients que la paix des 70 dernières années est très liée à cette Constitution.

« Mon avis, c’est qu’au Japon, les militaires sont très peu estimés. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient considérés comme des champions. Après avoir perdu la guerre contre les Américains, les Japonais se sont rendus compte qu’ils avaient été dupés par leurs dirigeants militaires [ce qui a eu des répercussions très négatives sur leur perception par la population]. Suite à l’accident de Fukuyama, l’armée a été mobilisée pour gérer la situation, et à plusieurs autres occasions depuis. Les sentiments des Japonais ordinaires vis-à-vis de l’armée se sont alors améliorés. Si ça continue comme ça, il est possible qu’un jour, la faction du Premier ministre Shinzo Abe puisse convaincre l’opinion publique [de ses réformes pro-militaires].

« On ne dit pas “armée” au Japon. On dit troupes d’auto-défense. Mais notre armée est la quatrième ou cinquième dans le monde en ce qui concerne la part des dépenses publiques allouée. Le Japon est bien prêt à se battre contre la Chine sur la question des îles Senkaku. Le Japon a le contrôle de ces îles. Dans un voyage diplomatique aux États-Unis, le Premier ministre a obtenu la parole de Donald Trump que si la Chine attaque les îles, il fait partie de la convention de protection entre nos deux pays de protéger l’intégrité du territoire japonais. Si cela advenait, le Japon pourrait se défendre, mais nous comptons sur la présence américaine. Pour ce qui est de la Corée du Nord, le Japon, indépendamment de ce que font les États-Unis ou la Corée, ne peut rien faire. Si les États-Unis et la Corée du Sud intentent une action militaire, le Japon se devra de les soutenir, mais ne sera pas sur le front. Si la Chine intervient alors, la Constitution ne veut plus rien dire et c’est la Troisième Guerre mondiale ! »

Sur ces sages paroles, nous quittons les lieux en remerciant notre ultime interlocuteur pour son partage. On ne peut tirer de conclusions hâtives après ces trois conversations, mais une certaine tendance se dessine, ainsi que des pistes de réflexion sur l’avenir, militaire ou non, du pays du soleil levant.

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