C’est dans un puissant crescendo de percussions traditionnelles qu’étaient entraînés les spectateurs et spectatrices du Théâtre de la Cité internationale le 7 et le 8 octobre dernier. Sous les battements rythmés de caisses claires, le couple interprète formé de Ginevra Panzetti et d’Enrico Ticconi livrait une chorégraphie saisissante où le drapeau, pièce d’étoffe ô combien chargée symboliquement, mais aussi historiquement, ne semblait plus faire qu’un avec le corps qui le brandissait. Ara, Ara! s’inscrit dans un projet de longue haleine mené par le couple de danseurs, soucieux d’explorer les relations physiques, mais aussi symboliques qui unissent l’objet drapeau et le corps. Ce projet les appelle notamment à Arezzo où ils assimilent les techniques médiévales de maniement de drapeau. Le premier volet de leur exploration, AeReA, est présenté en 2019.
La modeste scénographie – une scène presque dépouillée et quelques drapeaux comme seul matériel chorégraphique – n’a empêché en rien le déploiement d’une prenante narration. Revêtis de noir, les deux interprètes s’introduisent sur scène rampant, le corps alangui et les membres lourds. Ils redécouvrent peu à peu la vigueur de leur corps par l’entremise du seul drapeau jaune alors présent sur scène : une fois la main agrippée au manche, le corps s’anime, se gonfle d’énergie et retrouve son équilibre. La possession du drapeau figure clairement le gain d’une puissance physique, si ce n’est pour dire spirituelle, qui devient rapidement un objet de discorde. Ainsi, face à ce seul drapeau, les deux protagonistes s’entraînent dans un combat acharné, chorégraphié dans un élégant ralenti, comme si leurs gestes respectifs devaient faire miroir à l’inertie du drapeau déployé dans les airs. Mais à travers cette fluidité corporelle contraste l’intensité sonore des percussions s’imposant de plus en plus dans la salle. Car, si les mouvements des danseurs évoquent une douce valse appelant presque au rituel, la musique, elle, instaure une déconcertante esthétique militaire : sommes-nous là devant une manifestation patriotique? Politique? Une question qui laisse songeur, mais dont la réponse se construit peu à peu dans la deuxième partie de la représentation.
Lentement, un second drapeau azur s’introduit sur scène. Désormais, plus de vaincu, plus de vainqueur; les deux protagonistes sont chacun armés d’un étendard et jouissent pleinement de la vitalité de leurs membres. Débute une énergique envolée de drapeaux, se croisant et se décroisant, virevoltant et frôlant le sol, passant d’une main à l’autre. Fouettés avec en train, les étendards ne font plus que dessiner des stries bleues et jaunes dans les airs. Le corps des danseurs, inépuisés et inépuisables, tourbillonne dans une hypnotisante synchronie. La musique, elle, augmente en intensité. Des hurlements de gorge inondent désormais la salle : Ara! Ara! Le spectateur quitte un moment le théâtre et se retrouve comme en pleine jungle nocturne, au cœur d’une cacophonie bestiale. Une évasion rendue possible par le remarquable paysage sonore créé par Demetrio Castellucci et qui ponctue l’entièreté du spectacle. Des cris d’oiseaux et de primates envahissent la salle; plus forts, plus intenses, tout comme le sont les envolées des drapeaux. À travers ce maelström, le symbole prend enfin vie : les drapeaux fusionnent pour former les ailes bicolores d’une bête onirique – un oiseau, une chimère? Majestueuse, radieuse, mais aussi menaçante, la bête s’impose sur le devant de la scène et clôt le spectacle. Le spectateur comprend enfin que se déroulait devant lui la naissance, quoique métaphorique, d’une nouvelle puissance paroxystique.
Ara! Ara! laisse ébahi devant l’incroyable engagement physique des danseurs et leur maîtrise exceptionnelle du drapeau. Il va sans dire que l’accompagnement sonore joue pour autant dans le succès de la représentation. La performance pose les bases d’une intéressante réflexion sur les différents systèmes de croyances, politiques et sociaux instaurés au fil du temps, mais aussi sur notre position personnelle face aux systèmes établis actuellement.