Alors que les mouvements écologiques font face à une désillusion politique, les jeunes mobilisés “pour le Climat” sont angoissés par l’impossibilité de leurs idéaux écologistes. Cet article explore la tendance de l’humain à s’assurer de la fin du monde, à travers un regard sur les sources chrétiennes de l’écologie contemporaine.
Plus d’un jeune sur deux serait persuadé que l’humanité est condamnée. C’est ce qu’annonce un article scientifique portant sur “l’éco-anxiété chez les jeunes comme phénomène global”. En septembre, alors que certaines manifestations contre l’inaction politique reprenaient de la vigueur, cet article a eu l’effet d’une petite bombe médiatique. Trois ans et une pandémie mondiale après le début des manifestations “pour le Climat”, si le constat alarmant reste le même, les mentalités, elles, ont changé.
De même que leurs grands-parents avaient pu expérimenter les désillusions des grandes espérances révolutionnaires, la jeunesse d’aujourd’hui, bien qu’elle ne demandait pas la Lune, mais seulement la Terre, est angoissée. Régis Debray, essayiste français notait à ce sujet : “nous avions connu les Internationales de l’espoir, nous découvrons l’Internationale de l’angoisse”. Il est vrai qu’à trop crier urgence, fin du monde et lendemains qui implosent, le sentiment d’être encore en vie alors que la Catastrophe n’en finit plus de venir est déstabilisant.
L’exceptionnelle endurance de la fin du monde
Pourtant, rien de nouveau sous le soleil. De la culture aztèque aux religions monothéistes, l’obsession sinon d’une fin de l’humanité du moins d’une fin du monde est omniprésente. La religion chrétienne est par exemple construite autour de l’idée d’un anéantissement du monde toujours à venir. Il est frappant de saisir cette constante inébranlable de l’être humain à imaginer un anéantissement total. Or, si la fin du monde n’a pas encore eu lieu, c’est peut-être précisément parce qu’elle est toujours “pour demain”. Elle est sans cesse appelée par ceux qui seraient peut-être trop déçus de ne pas en être, soit par curiosité, soit par orgueil de vouloir en être. Emil Cioran, un philosophe roumain écrivait : “Chaque génération vit dans l’absolu. Elle est persuadée d’être arrivée au sommet sinon à la fin de l’Histoire”.
Dans la seconde tranche du vingtième siècle, c’est la crainte d’une troisième guerre mondiale avec ses feux nucléaires qui réactiva cette crainte de la fin du monde. La sentence d’Albert Camus immortalise alors ce moment d’angoisse : “le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose”. Dès l’effondrement de l’URSS, l’appétit pour la “fin” ne finit pas et se mue en “fin de l’Histoire”. L’on pensait alors que l’on avait pénétré dans un espace libéral et bienveillant où le “mal” – si idolâtré outre-Atlantique – aurait été définitivement vaincu. La fin du monde n’étant plus envisageable du fait de la disparition de la menace nucléaire, l’histoire elle-même n’avait plus de sens, puisque celle-ci se construisait sur le postulat de la fin de l’humanité. Aujourd’hui, il semble que la menace nucléaire ait passé le flambeau de la finitude existentielle de l’espèce humaine à la menace climatique.
Une généalogie de l’écologie
Voilà pour une analyse historique de la perpétuation d’un sentiment de finitude de l’être humain qui prend de nouveaux atours dans certains courants de l’écologie, notamment la collapsologie, où des entités maximales comme “la Nature” ou “la Planète” sont dotées d’une intelligence, d’une volonté, et surtout d’une capacité vengeresse. Des suites des inondations dévastatrices subies en Belgique et en Allemagne cet été, une amie me confesse que la “Nature nous punit”. La Nature punirait ainsi les humains qui lui feraient du mal. C’est en quelque sorte une nouvelle théodicée qui s’élabore, non sans liens avec la religion chrétienne ?
Afin de saisir les sources de cette nouvelle morale qu’est l’écologie, l’on peut élaborer un parallèle avec la religion chrétienne. La téléologie apocalyptique anime tant le christianisme qu’une certaine écologie : pour le christianisme, c’est la “révélation” (apocalypse) qui est donnée en même temps que le basculement vers un monde céleste, pour l’écologie c’est la certitude en la fin du monde qui vient motiver une série de pratiques morales. Ce sont ces pratiques de “sobriété heureuse”, d’ascétisme généralisé, de refus de certaines dimensions de la technique et de la modernité qui caractérisent une certaine morale écologique. Comment ne pas voir ici une continuité avec la tradition chrétienne millénaire de contrition de soi et du sacrifice pour réparer le péché originel ? Le péché est toujours le même : celui d’être un être humain coupable non plus cette fois d’avoir goûté à l’arbre de la connaissance mais bien d’avoir déraciné les arbres de la Planète, nouveau Dieu-Totem agité sur les pancartes des manifestations “pour le Climat”. Leur parousie n’est pas christique mais sauvage : il faut retrouver l’Humain en communion avec la Nature, s’étant tous les deux perdus dans les déploiements tentaculaires du progrès allié à une démographie hallucinée. En ce sens, l’écologie serait une forme d’ultime avortement moral du christianisme.
Bien sûr ces parallèles sont généralisants et sans doute quelque peu caricaturaux, mais n’y a-t-il pas là un fond de vérité, comme si le christianisme, dont on scande la nécrologie dans certains pays européens nous animait encore, comme tapi au fond de la gangue de notre sécularisation ? Le Saint-Siège lui-même a opéré une pareille récupération spirituelle via l’encyclique “Laudato Si”, professée par François en 2015 visant à “sauver notre maison commune”. La Terre y est comprise comme une “soeur qui crie en raison des dégâts que nous lui causons”. Bien sûr l’on dira encore que ce n’est pas la fin du monde mais d’un monde, mais cela est précisément le sens de l’apocalypse chrétienne, derrière ce monde-ci, tout entaché de péché, de plaisir de la chair et de matière, se tient un monde céleste où l’harmonie entre l’humain et la nature règne.
De l’écologie sotériologique à l’écologie politique
Ce regard que l’on peut poser sur l’écologie est utile au moins pour deux raisons. Tout d’abord, il nous permet de réfléchir sur les sources sous-jacentes de nos préoccupations morales contemporaines. Mieux comprendre la source de nos pratiques et de nos croyances (qu’elles soient religieuses ou politiques, mais toujours idéologiques) nous permet avant toute chose de quitter la mystification de la Nature et l’adoration anthropologique de la fin du monde.
Il s’agit de déplorer toute une mystique qui nimbe les discours écologistes, alors qu’ils ne font que témoigner d’une réalité scientifique sans appel. Il y a comme un double jeu. D’un côté nous avons des données scientifiques qui nous permettent de comprendre précisément les mouvements climatiques, les destructions massives des espèces animales et végétales ainsi que les conséquences politiques inquiétantes de ces mutations. Et de l’autre nous avons un discours qui a pour alpha et omega la fin du monde. Ceci sectionne pour ainsi dire les chaînes de causalités scientifiques et anesthésie les efforts politiques précis possibles via une noyade dans la soif idéale de phantasmes totaux.
Plus encore, ces homélies contemporaines confinent au découragement et à l’angoisse : quelles que soient les mesures politiques prises, le sentiment d’insuffisance de celles-ci sera toujours présent. D’où la situation que nous connaissons aujourd’hui : des jeunes irrémédiablement angoissés. Il y a une mutation d’un mouvement politique avertissant des dérives du capital sur l’environnement (qui, s’en nourrissant, ne peut logiquement pas l’épuiser sans le régénérer) en un mouvement spirituel culpabilisant ses membres pour mieux leur permettre de se “sauver” moralement par la juste application de mesures individuelles, et comme telles, vaines.
Il s’agirait de se dégager la vue de ces énormités conceptuelles pour se permettre de comprendre les phénomènes précis, particuliers que les populations humaines traversent et vont traverser. C’est comme si la vision politique que l’on pouvait avoir sur l’évolution climatique nous était rendue impossible par cette vision spirituelle catastrophiste. Alors que les politiciens reprennent en cœur cette nouvelle théologie, Boris Johnson déclarant à l’ouverture de la COP26 que “nous sommes à minuit moins une de l’Apocalypse”, en finir avec la fin du monde s’avère être la première condition pour commencer à penser celui-ci, sans voile mystificateur.