On parle beaucoup de populisme ces temps-ci, et de l’aversion du peuple pour les élites, cette classe dominante qui aurait le monopole des torts. Or, il semble que la chasse aux élites en tous genres est loin d’être nouvelle : « On arrêtait les nobles du simple fait de leur appartenance de classe. Leurs familles. Enfin, sans trop avoir tiré les choses au clair, on arrêtait aussi les nobles à titre personnel, c’est-à-dire tout simplement les gens qui, un jour, avaient achevé des études universitaires. » — Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du Goulag.
Dans son immense ouvrage devenu un classique de la littérature russe, Soljénitsyne décrit la mise au rancart des élites des républiques soviétiques, de toutes allégeances et de toutes origines, de manière plus ou moins aléatoire. En fait, dans les années 1920, quiconque en Union soviétique ne vivant pas en parfaite adéquation avec les prescriptions du régime se qualifiait pour l’emprisonnement. « Cela ne pouvait pas faire de mal à de pareils ‘’talents’’ d’aller passer quelques semaines à l’ombre » (Lénine, extrait des Œuvres complètes).
Et parmi cette élite que l’on envoie au Goulag, parmi ceux identifiés comme des menaces, des étudiants, des intellectuels et des professeurs d’université, qui sont arrêtés en raison de leur seul statut : « on procéda à un certain nombre d’exécutions sur listes, (…) c’est-à-dire tous les milieux scientifiques, universitaires, littéraires et tout le corps des ingénieurs » (L’archipel du Goulag).
Finalement, le régime soviétique réussit avec grande efficacité à s’en prendre aux élites. À toutes les élites. En les mettant hors d’état de nuire, il conserve le monopole de la réflexion intellectuelle et neutralise toute critique, même vague ou à demie avouée. Une action contre le peuple, pour le peuple. « La sentinelle de la Révolution ne se trompe pas » (L’archipel du Goulag).
Le passé pas assez dépassé
Évidemment, de nos jours, dans la plupart des pays occidentaux, la lutte contre les élites se fait de façon beaucoup moins pernicieuse, et la comparer à la répression soviétique s’avère grossier. Toutefois, des régimes totalitaires existent encore. Et la dévalorisation en bloc des élites peut être tout aussi dévastatrice que leur emprisonnement physique.
Car les élites sont-elles forcément néfastes ? Ou, du moins, forcément opposées aux intérêts du peuple ? Fin novembre, le constitutionnaliste français Dominique Rousseau prenait position en faveur d’une distinction entre les différents types d’élites : « D’abord, il faut distinguer les élites économico-politiques et les élites intellectuelles — celles qui produisent un savoir et une réflexion sur la société. (…) Les élites intellectuelles font leur travail : donner au public des informations pour que les gens puissent exercer leur rôle de citoyens. » Rousseau en rajoutait, en citant Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Il faudrait donc résister aux tentations d’une société anti-intellectuelle, et combattre la transformation de ce changement politique en un changement culturel, qui serait bien plus englobant. Nous pourrions observer, potentiellement, le « déplacement de l’espace commun qu’étaient la culture et les arts vers un nouvel espace qui redéfinit artificiellement le bonheur à travers la consommation, le divertissement et la disparition de tout questionnement complexe » (Le glissement des vertus, Étienne Savignac).
Si Rousseau prône une valorisation des élites intellectuelles, c’est que leur rôle serait de protéger le peuple contre le complot politico-économique des élites industrielles. Ces dernières, dont les intérêts individuels se cacheraient derrière une protection étatique bienfaitrice du bien public, seraient la réelle menace. C’est la théorie des choix publics, selon laquelle les décideurs publics et ceux qui les influencent ne poursuivent que leurs intérêts personnels. Préparation de l’après-carrière auprès de lobbyistes, financement politique éventuel : ces dirigeants et fonctionnaires agiraient ainsi comme tout acteur économique, afin de maximiser leur propre bien-être. Simple plaidoyer pour une bonne gouvernance publique, ou apologie d’un libéralisme exacerbé ? Il faut bien trouver un moyen de juguler les dérives de l’administration publique.
Finalement, on peut oser se demander si les intellectuels sont eux aussi à l’abri de tout intérêt privé — mais laissons la chasse aux sorcières pour un autre jour.
La démocratie en péril
Les mouvements de protestation qui ont suivi l’élection de Donald Trump et le Brexit sont-ils antidémocratiques ? Il y a une certaine forme d’hypocrisie dans cette opposition face aux résultats d’élections effectuées dans le respect des lois. Protestations, marches engagées et critiques de la légitimité des résultats fusent de toutes parts. Pourtant, la démocratie n’est pas un principe que l’on doit soutenir seulement lorsqu’il favorise notre position. Ce qu’on peut faire, par contre, c’est critiquer la malhonnêteté et le mensonge, et revendiquer l’accès à une information fiable. Sinon, le choix reste libre, mais il n’est plus éclairé, et la démocratie n’est dès lors plus fonctionnelle.
Par Julien Beaulieu