Gramsci au service de l’ennemi : analyse historique du combat métapolitique de l’extrême-droite française

Il s’agit d’un constat implacable : l’entreprise de dédiabolisation du Front National est une réussite. À l’aube du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2017, la formation politique fondée par Jean-Marie Le Pen en 1972, et tenue de main de fer aujourd’hui par sa fille Marine, n’a jamais été si près du pouvoir. Mais au-delà de l’analyse de la progression constante du support électoral dont dispose le parti, des risibles résultats sous la barre des 1 % obtenus au début des années 1970 à sa situation actuelle de premier parti de France avec des scores oscillants régulièrement entre 25 et 30 % des intentions de vote, se cache une réalité complexe caractérisée par des dynamiques sociales et idéologiques profondes.

L’empiètement idéologique de l’extrême-droite sur le territoire de la droite classique et l’oscillation de cette dernière entre condamnation et alliances de fortune constituent certes un trait indéniable de l’histoire politique de la France d’après Mai 68. Cependant, la contagion semble s’accentuer encore davantage en ce début de XXIème siècle. De la nomination de Patrick Buisson, vieux routier de l’extrême-droite française ayant notamment gagné ses galons au sein de l’Organisation Armée Secrète et du quotidien Minute, au poste de conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’aube du débat sur l’identité nationale de 2009 à la prolifération des groupuscules identitaires dont les thèmes sont fortement connotés à l’extrême-droite et dont le soutien populaire ne cesse de croitre, le climat délétère qui se développe en France est palpable. Alors que ce thème de l’identité devait constituer, pour le parti de Nicolas Sarkozy1, un puissant outil lui permettant de rallier une partie de l’électorat frontiste, il aura finalement entrainé la destruction du dernier rempart à la légitimation du Front National dans le débat public. Autrefois tabou, le soutien au Front National et aux diverses revendications de l’extrême-droite est désormais revendiqué. Quiconque aime flâner dans les bistrots français aura remarqué le glissement à droite des propos qu’on y tient.

Alors que le contexte récent, caractérisé par une crise économique mondiale et la situation des migrants chassés de leurs pays par la guerre et qui cherchent l’asile en Europe, contribue indéniablement à la force de préhension actuelle de l’extrême-droite européenne sur les masses, d’autres phénomènes peuvent expliquer les récents succès du Front National et de l’extrême-droite française. Effectivement, depuis les années 1970, une nébuleuse de mouvements s’étendant bien au-delà du FN, travaille, souvent dans l’ombre, à propulser les thèmes chers à l’extrême-droite nationaliste dans l’arène politique. Influençant l’opinion publique dans une quête de légitimité qui dépasse largement l’action politique parlementaire et militante, elle s’inscrit dans un combat intellectuel à grande échelle.

Du « politique d’abord » au métapolitique

C’est dans les années 1970 que s’opère un changement tactique pour l’extrême-droite française. Historiquement alignée sur l’idéal Maurassien du « politique d’abord », et conséquemment embourbée dans une action politique et militante violente, elle découvre les travaux du dissident communiste italien Antonio Gramsci et applique la vision d’un combat métapolitique de l’intellectuel à sa vision du monde droitière.

Effectivement, alors que l’héritage de Charles Maurras, dirigeant historique de l’Action Française et théoricien du nationalisme intégral suggérait aux militants nationalistes un engagement politique profond, une partie de la nouvelle génération d’idéologues d’extrême-droite choisit au contraire le combat culturel et idéologique. Autour du Groupe de Recherche et d’étude sur la civilisation européenne (GRECE), think tank de droite fondé notamment par Alain de Benoist, Jean Mabire et Dominique Venner, s’organise un courant que l’on nommera « Nouvelle Droite ». À l’instar de Gramsci, cette Nouvelle Droite conçoit le combat pour l’hégémonie culturelle comme condition sine qua none de l’éventuelle victoire politique de ses troupes. Reprenant à son compte les écrits de l’Italien, pour qui la victoire politique des classes ouvrières passerait nécessairement par une domination culturelle entrainant une adhésion spontanée de la majorité des esprits à une conception marxiste du monde, cette Nouvelle Droite entreprend une lutte de longue haleine, hors des partis politique, pour tenter de faire basculer l’opinion publique dans le camp du nationalisme et ainsi préparer le terrain pour une conquête politique.

Autour de son organe doctrinal Études et recherches, ainsi que des revues Éléments et Nouvelle École, le GRECE forge une prolifique œuvre intellectuelle qu’elle tente de disséminer par l’entremise de séminaires, de conférences et par la participation de ses membres à divers cercles intellectuels à l’image du Club de l’Horloge, groupe de réflexion situé entre la droite et l’extrême-droite se réclamant du national-libéralisme et militant, dans les années 1970 et 80, pour des alliances entre droite parlementaire et Front National. En outre, la Nouvelle Droite prône ardemment l’entrisme ; ce sera par la formation et la mise en place de cadres nationalistes dans des postes et fonctions clés que le courant nationaliste pourra, de l’intérieur, instaurer son hégémonie.

Derrière de nouveaux mots, les mêmes idées

L’une des missions fondamentales de cette Nouvelle Droite consiste à redorer l’image de l’extrême-droite nationaliste en modifiant la teneur de son discours par le recours à un certain nombre de pirouettes lexico-idéologiques. Plusieurs des thèmes les plus sulfureux développés par la droite jouiront donc d’une cure de jouvence leur permettant de s’actualiser aux débats contemporains. Les exemples sont nombreux : à l’antisémitisme virulent de l’entre-deux-guerres, dont le substrat nauséabond ne cesse de poindre dans le discours nationaliste d’après Deuxième Guerre mondiale et malgré le traumatisme de la Shoah, se substitue une relativisation des vérités historiques ouvrant toute grande la porte aux débordements du négationnisme. Par ailleurs, le « droit à la différence » devient l’un des enjeux cruciaux pour ce courant idéologique. En abandonnant le racisme vulgaire qui avait caractérisé l’extrême-droite néofasciste pour le remplacer par un combat culturel au nom de la civilisation européenne, la Nouvelle Droite ira jusqu’à se positionner en faveur des luttes d’émancipation des peuples du tiers-monde2, évidemment dans la mesure où celles-ci restent dans les limites géographiques d’un espace non-européen. Cette dernière transformation sera certainement la plus fondamentale. En permettant ainsi de maintenir un discours profondément xénophobe, qui basculera vers une opposition virulente à l’immigration, la Nouvelle Droite se donne une nouvelle légitimité politique, notamment par l‘approche pseudo-scientifique de ses publications.

Imprégnation des idées néo-droitières au Front National.

Forte d’une production intellectuelle conséquente, la Nouvelle Droite se lance à la conquête des lieux de diffusion de culture et d’idéologie. Ratissant large, elle aura une propension à manger à tous les râteliers. Forte d’un ascendant idéologique important sur de nombreux politiciens de la droite classique, dont George Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, ses protagonistes jouiront par ailleurs de prestigieuses tribunes, notamment dans le Figaro.

Du coté de l’extrême-droite, les lignes de démarcation entre la Nouvelle Droite et le Front National deviendront de plus en plus poreuses dans les années 1980. Alors que plusieurs personnalités issues du courant idéologique néo-droitier rejoignent les rangs du Front National, le parti se dote d’un nouvel organe de presse, Identité, calqué tant au niveau du fond que de la forme sur le modèle élaboré par le GRECE. Nouvellement arrivés au parti, des militants tels que Pierre Vial et Jean Varenne, respectivement secrétaire-général et président du GRECE, rejoindront Bruno Mégret et Jean-Yves Le Gallou dans des fonctions importantes au sein du Front National. Cette pénétration idéologique atteint son paroxysme lors de la divulgation par Mégret, en novembre 1991, des « 50 mesures pour régler le problème de l’immigration ». Ce texte, qui constitue jusqu’alors la proposition la plus radicale jamais émise par le Front National en matière d’immigration, s’inscrit directement dans l’univers intellectuel néo-droitier. L’intégration de l’idéologie et des méthodes de la Nouvelle Droite se généralisera au parti et contribuera à l’entreprise de dédiabolisation qu’entreprendra plus tard Marine Le Pen.

Un pari gagné ?

Il parait nécessaire de mentionner que l’ascension vertigineuse du Front National, propulsé au sommet des intentions de vote en France au cours des dernières années, ainsi que l’évidente résonnance de ses thèmes au sein de la population constituent un phénomène complexe que la présente analyse ne saurait entièrement saisir. Les mécanismes expliquant la réussite électorale récente du parti de Marine Le Pen sont multiples. Cependant, la piste de la conquête du terrain idéologique et culturel, par le combat métapolitique, constitue indéniablement une partie de l’équation.

Cette idée, bien comprise par le camp nationaliste, continue d’être partie prenante de la stratégie des mouvances d’extrême-droite contemporaine. Alors que le combat idéologique est désormais passé au 2.0, la bataille métapolitique fait désormais rage sur internet. Dans un livre fascinant, La fachosphère. Comment l’extrême-droite remporte la bataille du net, Dominique Albertini et David Doucet exposent l’impact capital de cyber-militants sur l’opinion publique. Percevant l’internet comme un moyen privilégié de communiquer directement avec leur audience, tout en boycottant les médias traditionnels jugés complices du système qu’ils combattent, ces militants utilisent les médias sociaux comme une arme puissante au profit d’une modification idéologique profonde de la société française. Force est de constater que les fruits de ce travail rapportent un soutien important tant au Front National qu’à la constellation de partis et de mouvements évoluant sur sa droite.

Le retour en force des intellectuels de la Nouvelle Droite, dont Alain de Benoist, notamment reçu à bras ouverts à Sciences Po en 2016, témoigne d’une droitisation des esprits dont il aura été l’un des architectes. Dans ce contexte, la progression du Front National devient une évidence. Dépassée par les évènements, la gauche française devra nécessairement s’interroger sur la façon de combattre cette OPA de la droite sur l’opinion publique si elle veut éviter de sombrer encore davantage.

1 Union pour un mouvement populaire (UMP), qui deviendra Les Républicains en 2015.

2 Expression utilisée à l’époque.

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