Le Fleurus e(s)t la prison : déconstruction d’une hétérotopie socio-urbaine

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À deux gorgées de la Maison des étudiants canadiens, de l’autre côté de la rue, il y a un bar. On peut supposer que chaque résident est familier avec cet endroit, vu que c’est à peu près le seul établissement à distance de marche de la Cité vendant de l’alcool après minuit. De mauvaises langues prétendent que cette accessibilité est même sa seule qualité – oui, dans un sens, le Fleurus est notre maison close de la vie nocturne.

On la fréquente parce que c’est simple et on s’y exalte en payant trop cher ; le lendemain on se sent sale, se réveille en sueur, asséché et couvert de honte. On baisse le regard si on passe en plein jour devant ce pilori du péché. Et pourtant, vu l’habitude et le manque d’alternatives, chaque semaine, dans l’obscurité, on y retourne. « L’esprit est ardent mais la chair est faible » (Matthieu 26 :41).

 

L’hétérotopie : un contre-espace hors de tous les lieux

Si le projet de la Cité internationale universitaire de Paris vise l’utopie d’une coexistence symbiotique en échange interculturel, alors ce bar, avec ses chansons de Céline Dion en version karaoké, ses shots et ses discussions enflammées, incarne le principe foucaldien de l’hétérotopie : l’utopie renversée, localisée. Tandis que les utopies sont une sorte d’espace idéalisé, des « emplacements sans lieu réel », l’hétérotopie telle que définie par Foucault est un lieu hors de tous les autres lieux, un cosmos coupé de la société avec ses propres dynamiques et obéissant à d’autres règles : ce qu’il appelle un contre-espace. Le théâtre, la prison ou les cliniques psychiatriques sont des exemples de ces contre-espaces ; Le Fleurus ressemble un peu à chacun des trois.

Au bout de la folie : une lecture foucaldienne du Fleurus

Mais quel type d’hétérotopie constitue ce bar karaoké ? L’hétérotopie de crise, lieu réservé « aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise » ? Possible. Ou encore une version légèrement plus moderne, c’est-à-dire l’hétérotopie de déviation, « celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » ? Sûrement.
L’utopie-hétérotopie du miroir, lieu localisable en même temps qu’il représente l’espace fantasmagorique derrière la glace, reflète très bien notre relation avec cet établissement : on s’y voit sans se reconnaître, on se perd dans le verre. Ce que l’on découvre à travers la vitre dans les toilettes ou au fond du verre vide, c’est une utopie nocturne, imbibée d’alcool, nourrie de faux-espoirs (« oui, j’ai la voix apte à chanter Journey en mi majeur, Don’t stop believing ; non, ce n’est pas une mauvaise idée de commander une deuxième girafe de bière »), bref : l’irréel. Seul le miroir, lieu batavique, est un espace réel et pénétrable, soumis au système d’ouverture et de fermeture, de minuit à deux heures du matin.

Mais le temps ne s’y écoule pas linéairement. Selon Foucault, l’une des principales caractéristiques des hétérotopies est qu’elles sont souvent liées aux hétérochronies : le temps s’y brise, fond et se soude aux mauvais endroits. Il s’accumule ou s’annule. Au Fleurus, c’est l’hétérochronie de la fête qui règne sur les quelques heures qu’on y passe, marquant sa fonction comme l’une des hétérotopies « non plus éternitaires, mais absolument chroniques », n’existant que de façon éphémère et découpée – dans notre cas, que les mercredis. Une folie fragmentée qui ne se déplie qu’au lendemain de la frénésie fatale.

Le Fleurus dans l’atlas du réel et de l’imaginaire

Tandis que le bar, prison d’un type d’activité précis (la consommation de boissons alcoolisées et la prise de mauvaises décisions) héberge pour nous surtout l’imaginaire, on peut néanmoins le trouver sur des cartes. Le Fleurus topographique est une petite commune francophone qui se situe en région wallone en Belgique, lieu de la fameuse bataille de Fleurus en 1794 et mémorial pour la victoire des Français sous la direction du général Jourdan. Au Fleurus hétérotopique, à la place des coalisés, ce sont principalement des étudiants hispaniques qui combattent sur scène contre les Canadiens, et il y a rarement des vainqueurs.

Pourquoi alors Le Fleurus ? Parce que la vie nocturne est la plupart du temps liée aux lieux spécifiques. Dès que l’on a réussi à pénétrer l’hétérotopie, on fait, qu’on le veuille ou non, partie de ses structures internes ; on les absorbe avec de la bière et du vin. On flotte sur ces codes liquides comme un bateau dans l’océan, « fermé sur soi et livré en même temps à l’infini de la mer » – selon Foucault, le navire est l’hétérotopie par excellence. Mais ce sont les marins qui ne peuvent pas déconstruire cette caraque sans la construire au préalable, ce sont les clients de la maison close qui créent l’espace hétérotopique en offrant leur dignité en échange d’une échappatoire hebdomadaire : dans ce bar, on est tous dans le même bateau. Sans nous, pécheurs et prisonniers, le Fleurus ne serait qu’un lieu arbitraire, quatre murs plantés au hasard sur le boulevard Jourdan.

Source des passages cités : Michel Foucault, « Des espaces autres, Hétérotopies », dans Architecture, Mouvement, continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.

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