Plaidoyer pour une « ivresse politique »

Illustration Victor Viard pour Cité unie

“My guy pretty like a girl,
and he got fight stories to tell”
Frank Ocean, poète, ivrogne en chef.

Qualifier l’« ivresse » de « politique » peut, au premier abord, sembler incongru. Cette alliance de deux concepts, qu’on accole rarement, hormis dans les anecdotes croustillantes du Canard enchaîné, n’est pas aussi farfelue qu’elle n’y paraît. Je fais le choix délibéré d’effectuer un parallèle entre l’état de transcendance qui vient à l’esprit quand on évoque l’ « Ivresse », et le sentiment ressenti par nous jeunes, homosexuels issus des Outre-mer, qui, contraints pour une bonne partie de cacher ce que nous sommes dans nos territoires, ressentent un sentiment d’ébriété quand, loin de chez eux, ils ont enfin l’opportunité d’explorer ce qu’ils sont. La métaphore est audacieuse, je l’admets. Mais j’en suis convaincu : dans ces cas-là, l’expérience de l’ivresse est éminemment politique.

Tome 1 : Les raisins de la colère

Je m’appelle Laurent. J’ai 24 ans. Je suis homosexuel. Je viens de Guadeloupe. Et je plaide, non sans provocation jubilatoire, pour une ivresse politique. Voici mon histoire [TOU DOUM !].

L’ivresse a toujours été un mythe, en ce qui me concerne, allègrement fantasmé par ma génération et ses cercles sociaux qui évoluent dans les paradis artificiels pour se trouver. Je ne m’exempte pas de cette analyse.

Avoir 18 ans, c’est être dévoré par la curiosité. Ainsi, à cet âge, j’ai fait le choix de quitter mon cocon, la Guadeloupe, pour, en premier lieu, poursuivre des études n’existant pas sur mon territoire, mais également par envie d’ivresse. Non, je rectifie : par besoin d’ivresse, et de liberté, objectifs qu’il me semblait alors difficile – voire impossible – de satisfaire en restant sur mon territoire, sur lequel je pensais avoir tout vu, et qui par certains égards, contraignait ce que j’étais : homosexuel.

J’avais faim d’ailleurs, de nouveau, et surtout d’ouverture d’esprit. À mon arrivée, j’ai tout dévoré. Et, gourmand, je me suis resservi. Cinéma. Bars. Boîtes. Musées. Garçons. J’ai mis en pratique le fameux adage du « vivre à fond » (toute proportion gardée, j’étais quand même en classe préparatoire). En somme, un ingénu en recherche de sensation et surtout, d’inclusion. Cependant, une pensée me hantait, et m’obsède encore jusqu’à ce jour : tous mes jeunes compatriotes homosexuels restés sur mon territoire n’ont pas eu ma chance.

En effet, être homosexuel en Guadeloupe est tout sauf une mince affaire. Les rôles sociaux des hommes et des femmes qui composent cette société résultent d’une hybridation malicieuse entre les reliquats de la colonisation et une culture où l’expression libre de l’homosexualité n’a pas sa place. Bien qu’ayant baigné dans cette culture que je chéris tendrement, et qui me manque, a fortiori dans cette période de confinement, je me réserve le droit de la critiquer sur les points que j’espère voir changer.

Pour certains, cet enjeu, qualifié péjorativement de « sociétal » ou d’ « identitaire », est secondaire. Ils y opposent mécaniquement des problèmes « plus graves » supportés par les Guadeloupéens : précarité économique plus accrue que dans l’Hexagone, violence, etc. L’objet de ce propos n’est pas d’éluder ces maux endémiques. Cependant, cette opposition n’a pas lieu d’être : on ne peut séparer le poids psychologique de la discrimination supportée par des jeunes en raison de leur orientation sexuelle, et les séquelles entraînées à une période où les corps et la confiance en soi se construisent, avec l’ensemble des politiques sociales sur le territoire.

Tome 2 : Survival of the fittest

Les situations de discrimination sont pléthores. En Guadeloupe, des termes comme « Makomè » (pédé en créole) sont légion dans le dictionnaire de certains artistes locaux respectés. Des associations LGBT+ comme Le Refuge local ou Total Respect ont du mal à structurer leur action à cause de très probables représailles, de la force de l’influence chrétienne et du manque d’investissement des élus, alors que le tissu associatif est aussi fragile que la santé mentale des jeunes concernés. Au niveau national, ce n’est pas mieux. Le manque de courage de nos représentants est palpable. En 2013, tous les élus socialistes ultramarins à l’Assemblée nationale se sont abstenus lors du vote du mariage pour tous, au vu du risque politique anticipé que provoquerait un « oui » chez leur électorat, en justifiant leur refus par une explication culturaliste sous-jacente, laissant croire que cette mesure ne correspondrait pas aux « valeurs » des Guadeloupéens. Autre exemple, l’actuel président de la délégation aux Outre-mer a cité la Bible, avant son élection, en indiquant que l’homosexualité était une abomination. Cette liste est loin d’être exhaustive.

En conséquence, comment se traduit cette discrimination ? Par une discipline des corps, au sens foucaldien du terme. Par un redressement, par des tentatives vaines de se conformer aux « normes » que l’on croit viscéralement indispensables pour sa survie. On marche différemment, comme un mec devrait marcher. On s’invente des copines et des flirts, comme des mecs devraient aimer. On ment à sa famille, et on supporte les saillies infâmes de ses membres, sur les pédés, lors du traditionnel repas du dimanche. On essaie d’avoir une voix plus grave. Et toutes ces tentatives ubuesques et désespérées de se conformer ont des conséquences même quand on a cessé de croire en leur nécessité.

Tome 3 : Silver lining playbook

Jusqu’en 2018, le sujet n’a été l’objet que de quelques tribunes peu engageantes dans les journaux locaux de députés sensibilisés au sujet. Puis, soudain, à cette date, les députés Raphaël Gérard, Gabriel Serville et Laurence Vanceunebrock-Mialon produisent un rapport d’information complet, mettant en lumière des faits que nous, homosexuels et homosexuelles des Outre-mer, ne pouvions exprimer que sous forme de ressenti. Nous sommes pris au sérieux. Notre discrimination est politisée. Ce rapport est une lueur d’espoir : il fournit une base concrète sur laquelle nous pouvons nous appuyer, des statistiques nous permettant d’améliorer les politiques publiques et une fenêtre d’opportunité impliquant la visibilisation de cet enjeu. Hélas, la tangente n’a pas encore été saisie. Très peu de médias ont relayé l’information. Quelques courageux se sont individuellement saisis de ces données et ont essayé d’agir à leur échelle (utilisation de la réserve parlementaire pour financer des associations, prêt de locaux) en fonction de leur capacité d’action et leur puissance d’impact, très parcellaire… L’essentiel s’est perdu dans le landerneau politique.

Tome 4 : Tu sais, c’est pas si facile…

Je pense qu’on ne peut complètement apprécier l’expérience de l’ivresse que quand on en a été privé. Je la vis comme une bénédiction. Elle a cependant un goût amer : je ne peux m’empêcher d’être triste à l’idée de ne pouvoir la vivre que loin de ma terre natale.

Cependant, regardons le verre à moitié plein. Les jalons sont posés. Mais que faire pour que le politique se saisisse de ces données, afin que cet enjeu soit inscrit comme problème public de manière pérenne ? La réponse est simple. Militer (écrire des articles pour un concours à la CiuP, par exemple). Vivre notre ivresse, montrer par notre existence et notre résilience que nous existons. Développer cette science de l’altérité que nous maîtrisons en tant que jeunes. Ne plus restreindre notre soif d’ivresse.

Lisons, découvrons, laissons-nous aller à tenir la main d’un garçon dans la rue… Pas si simple.

Alors, messieurs, car notre monde social reste encore majoritairement masculin, nous ne demandons pas la permission d’être ivre. Nous nous battrons pour faire de cet état d’ivresse un état permanent, sans se soucier du regard de l’autre, comme en somme, le font tous les autres.

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