Quand la Chine empêche le record boursier de son géant

Le siège de Ant Group se trouve à Hangzhou en Chine © THINK A, Shutterstock.com

En novembre dernier, le géant chinois Ant a manqué de peu son entrée en bourse. Le monde y voyait alors le bras de fer du Parti communiste qui stoppait net l’ascension impressionnante de cette entreprise privée dirigée par le multimilliardaire Jack Ma. Pourquoi la plus grande introduction en bourse jusqu’aujourd’hui a-t-elle été suspendue ?

Le 3 novembre 2020, alors que les Américains se rendaient aux urnes pour élire un nouveau président, le géant technologique Ant était prêt à entrer en bourse. Cela allait être la plus grande introduction en bourse jamais réalisée, et à Shanghai et Hong Kong, pas à New York. Une victoire historique pour la Chine, mais Pékin a dit non à la dernière minute. Pour discipliner Jack Ma, le patron têtu qui critiquait ouvertement la politique chinoise, a-t- on dit dans les médias occidentaux. Mais les décisions du gouvernement chinois sont-elles vraiment si personnelles ?

Pourquoi Ant était si prometteur ?

Tout d’abord, faisons une brève plongée dans la success story de Ant. Sa maison mère, le géant de l’internet Alibaba, avait déjà enregistré la plus grande introduction à la bourse américaine en 2014. Depuis lors, la filiale innovante Ant a connu une croissance incroyable. Ce qui était à l’origine une application de paiement en ligne, Alipay, a de loin surpassé son homologue américain PayPal et a atteint aujourd’hui un milliard d’utilisateurs. Beaucoup d’entreprises chinoises n’acceptent même plus les paiements en espèces.

Devenue incontournable, elle touche à tout. S’il vous reste quelques économies, vous pouvez les investir en un clic. Grâce à cette option, son principal fonds d’investissement Yu’e Bao est rapidement devenu le plus grand au monde. L’application permet également de contracter des prêts et, en quelques mois, son programme d’assurance maladie, disponible sur l’application depuis 2018, était déjà plus important que l’Obamacare. Ant Forest, une application dans laquelle un demi-milliard de Chinois partagent leurs achats et actions écologiques, a d’ailleurs reçu le prix « Champions de la Terre » par le Programme des Nations unies pour l’environnement.

Ajoutez à cela qu’Alibaba domine le commerce électronique et même l’informatique en nuage. Ainsi, c’est comme si PayPal, Visa, Amazon, WhatsApp, JPMorgan, la Société générale et la CMU se retrouvaient sur une seule application. Le groupe financier sait ce que vous achetez, ce que vous gagnez, à qui vous parlez et souvent ce que vous faites. En d’autres termes, Ant dispose d’une base de données qui fait saliver les GAFA et qui a permis le développement de Sesame Credit, une intelligence artificielle qui utilise les données des utilisateurs pour leur donner chacun un score de crédit.

C’est ainsi une opportunité en or pour le secteur bancaire. En effet, les banques doivent savoir à qui elles prêtent. Vous devez démontrer votre solvabilité et elles demandent des garanties. Cela demande un effort, donc elles ne peuvent pas prêter à n’importe qui.

Grâce aux scores de crédit, Ant peut désormais mettre en relation les banques et les personnes solvables en un clic. Les banques elles-mêmes ne doivent rien faire. L’application de Ant sert de plateforme où on peut obtenir des cartes de crédit, des prêts à la consommation et des prêts pour les petites entreprises (Huabei, Jiebei, MyBank). Si votre score est suffisamment élevé, vous l’obtenez immédiatement.

C’est un modèle extrêmement rentable. Les banques chinoises gagnent considérablement en clientèle et les revenus de Ant dans ce nouveau domaine sont déjà plus importants que son activité principale, les paiements en ligne d’Alipay. Le nom « Ant » (fourmi) fait d’ailleurs référence aux centaines de millions de personnes aux revenus modestes, la nouvelle classe moyenne chinoise qui vient de sortir de la pauvreté. Toutes ces personnes peuvent désormais facilement contracter des prêts sur leur portable.

Pourquoi le gouvernement chinois a-t-il mis les freins ?

Pourtant, le gouvernement a retardé l’introduction en bourse historique de cette entreprise en plein essor. S’agissait-il de demander des comptes à son patron Jack Ma, qui s’est montré très critique à l’égard des banques publiques chinoises ? Ou y avait-il d’autres raisons ?

En effet, l’État est en train de perdre le contrôle du secteur bancaire. Les données précieuses se retrouvent en effet entre les mains d’une entreprise privée et la dette des ménages et des PME chinoises monte en flèche. Cela menace la stabilité financière car ce nouveau modèle de prêts de Ant présente une inquiétante ressemblance avec la crise hypothécaire de 2008 aux États-Unis.

Et cette ressemblance, elle s’appelle l’aléa moral, ou « moral hazard » en anglais. En résumé, cela veut dire que vous ne portez pas le risque de vos propres choix, ce qui entraîne, à son tour, des choix plus risqués. Dans la période qui a précédé la crise de 2008, c’est ce qui s’est produit sur le marché immobilier américain. Les banques accordaient des prêts hypothécaires qu’elles revendaient ensuite à d’autres institutions financières, qui en devenaient donc les véritables responsables. En cas de défaut de paiement, ce n’était pas le problème des banques. Comme elles recevaient une commission par prêt, elles ont accordé des prêts à de nombreux consommateurs. Malheureusement, nombre d’entre eux ne pouvaient pas se le permettre. La bulle a éclaté et on connaît l’effet domino qui a suivi.

Remplacez « banques » par « Ant » et vous verrez immédiatement que Jack Ma se trouve dans un aléa moral. Ant accorde des prêts à ses utilisateurs (sur la base de leurs scores de crédit) mais, en réalité, elle ne fait que les mettre en relation avec des banques chinoises. L’année dernière, Ant n’a porté que 2 % des prêts accordés par l’intermédiaire de ses plateformes. Le risque est supporté par les banques. Ant reçoit des commissions et a donc intérêt à emprunter beaucoup. Peut-être même trop. L’ endettement des familles chinoises a sensiblement augmenté ces dernières années.

La classe politique à Pékin a laissé faire pendant longtemps mais en a finalement décidé autrement en septembre 2020. Une information a filtré selon laquelle l’entreprise devait désormais assumer elle-même au moins 30 % du risque. C’est bien sûr beaucoup moins lucratif. Même pour les banques, il s’agit là d’un seuil très élevé.

On s’attendait donc à ce que la valeur de l’entreprise baisse, mais ce fut le contraire. En octobre, elle s’envolait et la demande était des centaines de fois plus importante que l’offre. Ça allait être la plus grande introduction en bourse de tous les temps, la fureur partout ! Pour les leaders pékinois, cette surévaluation était dangereuse.

Après tout, un scénario comparable s’était déjà produit en été. La valeur des actions de SMIC, le plus grand fabricant de semi-conducteurs de Chine, avait triplé à la veille de ce qui est devenu la plus grande introduction en bourse à Shanghai. Les actions se vendaient très chères, mais le prix a rapidement chuté. Ce fut un désastre financier pour la classe moyenne chinoise.

Cela ne devait donc pas se répéter et le gouvernement à Pékin savait qu’ils prévoyaient de réglementer davantage les risques liés au nouveau business de Ant. S’ils devaient le faire après que les gens aient investi leur argent dans des actions coûteuses, le prix chuterait inévitablement par la suite et la classe moyenne en souffrirait à nouveau. Mieux valait donc suspendre l’introduction en bourse et réformer d’abord.

Et c’est exactement comme cela que ça s’est passé. Les autorités chinoises ont annoncé dernièrement des règles qui rappellent la loi américaine Dodd-Frank en réponse à la crise de 2008. Outre les 30 % du risque, les banques ne peuvent plus prêter plus d’un quart de leurs effectifs par l’intermédiaire de Ant. Le géant technologique ne peut également plus lier des banques locales aux personnes d’autres régions. Il devient alors plus difficile d’avoir suffisamment de prêteurs sans dépendre des banques nationales. De plus, l’entreprise devra partager sa ressource la plus précieuse, sa base de données, avec la banque centrale.

Sans surprise, la valorisation d’Ant n’a fait que baisser depuis. Heureusement que la classe moyenne n’a pas pu acheter ces actions à forte perte en novembre ! Serait-ce alors pourquoi la plus grande introduction en bourse de tous les temps a été suspendue ? Peut-être que ce fut quand même un jeu de pouvoir entre Jack Ma et Xi Jinping, le magnat des affaires et le président du parti. Un genre de belle histoire qui se vend certainement comme des petits pains chauds. Mais il est peut-être aussi grand temps de prendre la politique chinoise un peu plus au sérieux.

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