Le grand écart

Le débat a déchiré la gauche française. Entre l’élimination de leur champion, Jean Luc Mélenchon, au premier tour de l’élection présidentielle le 23 avril dernier et le second tour quinze jours plus tard, les Insoumis hésitaient entre Macron, le vote blanc, l’abstention, et possiblement Marine Le Pen, bien que la possibilité de ce dernier choix soit décriée par les leadeurs du mouvement.

Bien que ce choix appartienne aux électeurs de gauche concernés, des intervenants à leur droite se sont rapidement interposés dans le débat, parfois de manière arrogante, les uns appelant à voter stratégique en appuyant Emmanuel Macron, les autres tentant de séduire un virage à l’extrême droite, au nom d’une vision économique, européenne et anti-élite commune. Une dernière possibilité était celle de l’abstention ou du vote blanc combiné à l’assaut des rues, rejetant ce dilemme entre « patrie ou patron ».

Le soir du premier tour, Jean-Luc Mélenchon n’a pas donné de consigne, position qu’il a maintenue une semaine plus tard, suite à une consultation des membres de son mouvement. Il a toutefois répété que « pas une voix » ne devait aller à Marine Le Pen.

Cette année, la décision de cette frange de l’électorat s’avérait décisive au regard du résultat final de l’élection, puisque les troupes mélenchonnistes constituaient un bloc de 19 % des électeurs au premier tour. La crainte des détracteurs du FN était celle d’une abstention massive de la gauche de Mélenchon combinée à un ralliement d’une part des électeurs de Fillon au camp Le Pen, faisant ultimement pencher la balance en sa faveur. Statistiquement, un tel dénouement était possible, même si le ralliement républicain massif a eu raison de Le Pen.

Il n’en reste reste pas moins que le débat du supposé devoir moral qui incombe à Jean-Luc Mélenchon et ses supporteurs a fait rage sur la place publique, tant dans les cafés que les universités, dans la presse et sur Facebook. Ce dilemme entre vote stratégique et vote de conviction qu’impose le système électoral français n’est pas propre à la France, mais il a été particulièrement déchirant dans le contexte actuel. Cette fois-ci, voter stratégiquement impliquait un gymnastique grand écart entre une doctrine de gauche radicale et un programme mené par un banquier-philosophe libéral au sens le plus pur.

Une première lecture de ce choix est celle de la hiérarchisation des luttes. Il faudrait, selon les défenseurs de cette thèse, toujours favoriser la lutte antifasciste avant la lutte contre le libéralisme. Cette division stricte entre les luttes est critiquable, tant sur le plan idéologique que stratégique. Certains diront qu’il n’est pas possible de lutter contre les injustices envers les personnes racisées et immigrées sans remettre en cause la structure économique capitaliste. D’autres pointeront que le libéralisme est une cause indirecte de la montée de l’extrême droite, au sens où l’atomisation de la société en individus et la persistance des inégalités ont comme réponse la montée du nationalisme, solidarité nativiste ancrée dans l’exclusion.

Une seconde lecture passe par la distinction que fait Max Weber entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. Dans Le Savant et le politique, le sociologue dénonce avec véhémence « le partisan de l’éthique de conviction, [qui] ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels ». Au regard de cette philosophie qui puise dans le conséquentialisme et l’utilitarisme, l’abstentionniste serait responsable de la victoire de l’extrême droite, ce résultat mauvais fondant l’immoralité de l’acte. Au contraire, on pourrait utiliser le même principe pour analyser le vote Macron comme une voie vers Le Pen en 2022, ou un vote Le Pen comme menant vers une conjoncture révolutionnaire. Puisque les conséquences sont difficiles à prédire, on ne peut pas efficacement juger de la moralité de l’abstention. Il faut également rappeler que l’éthique de la responsabilité ne peut s’arroger le monopole de la philosophie morale, même si celle-ci domine dans le discours de la dernière semaine.

Une troisième lecture de ce choix constate la continuité naturelle entre le vote Mélenchon et l’abstention au second tour. On peut concevoir le programme poursuivi par la France Insoumise au premier tour comme radical, au sens où il proposait une refonte des institutions en raison de leur illégitimité, et ne passant par la voie démocratique que pour des raisons purement stratégiques, puisque la démocratie française n’est pas perçue comme démocratique. Si bien le vote mélenchonniste au premier tour ne validait pas les institutions françaises et n’était qu’un moyen de les démanteler, un vote Macron au second tour opère possiblement dans une logique de validation de la manière dont elles sont organisées. Dans cette optique, les choix des mélenchonnistes désillusionnés par un système qu’ils estiment désuet sont multiples.

Vote blanc, nul ou abstention ? Pourtant proposée par six des onze candidats qualifiés pour le premier tour, la reconnaissance du vote blanc n’est pas encore état de fait en France. En effet, seuls les bulletins portant le nom d’un candidat sont comptabilisés. Cette reconnaissance, qui élèverait le bulletin blanc au rang de « candidat », pourrait ainsi permettre une mesure de l’insatisfaction de l’électorat face aux choix proposés et entrainerait un calcul des résultats plus près du suffrage réellement exprimé. En l’absence d’une telle pratique, l’abstention ou le vote nul deviennent les options les plus susceptibles de correspondre aux intérêts de cet électorat qui refuse d’accorder son vote tant à l’extrême droite qu’à un représentant des élites néolibérales. Favorisant le vote nul, un geste symbolique de différenciation entre l’abstention politique et l’apathie, le collectif « Bureaux d’abstention » met à disposition de ses militants des bulletins avec la mention « Je m’abstiens ».

De toutes ces façons d’exprimer un mécontentement au deuxième tour de la présidentielle 2017 émerge un constat important : la proportion d’insatisfaits face au duel Macron-Le Pen constitue une force politique réelle que la classe politique française ne peut se permettre d’ignorer. Au lendemain de l’élection qui concrétise la victoire du candidat d’En Marche !, crédité de 66,1 % des suffrages, un simple calcul permet de mettre en lumière une situation plus complexe. Effectivement, en prenant compte de l’abstention (12,1 millions d’électeurs), du vote blanc (8,77 %) et du vote nul (autour de 3 %), Emmanuel Macron n’aurait récolté qu’un peu plus de 43 % du soutien du corps électoral français, résultat bien en deçà de la majorité absolue.

Outre ces pistes de réflexion proposées à gauche, la validité et la valeur du questionnement se doivent d’être soulignées tout autant que l’attitude pédagogique et condescendante discréditant toute solution autre qu’un ralliement à Macron doit être dénoncée.

** Pour poursuivre la réflexion, voir le documentaire J’ai pas voté réalisé par Moise COURILLEAU et Morgan ZAHND.

Par Alexandre Thibault et Olivier Bérubé-Sasseville

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