De l’exotisme à l’acculturation : considérations postcoloniales autour de Noces sacrées de Seydou Badian

Qui mieux qu’un émigré pour parler de cette notion poreuse et imaginaire de l’exotisme ? L’illustre universitaire Tzvetan Todorov, né à Sofia en 1939 et émigré à Paris en 1963, offre un parcours intellectuel exemplaire, oscillant entre théorie littéraire, sémiologie et histoire des idées.

Par un cheminement anthropologique et historique, il s’attelle notamment à l’analyse des mailles et des ressorts du discours sur l’Autre, et propose une analyse du rapport que la France entretient à l’exotisme. D’un côté, un nationalisme prégnant et impalpable infléchit notre regard sur le monde, révélant ainsi la constance d’un ethnocentrisme indéfectible. De l’autre, l’exotisme arbore un relativisme diamétralement opposé au nationalisme. Dans l’un et l’autre cas, c’est l’observateur qui détient la norme évaluative dans l’abord de l’Autre. Pourquoi le « je », le sujet parlant, s’érige inévitablement en référent lorsqu’il pose son regard sur l’altérité du monde ?

Ce relativisme ne peut faire fi d’un jugement de valeurs. J’idéalise l’autre pour ses différences mêmes. L’exotisme méconnait l’autre alors même qu’il l’érige sur un piédestal arbitraire. L’exotisme est dès lors une attraction perverse pour l’ailleurs, qu’il soit géographique ou temporel, et s’associe à un primitivisme tant culturel que chronologique. De ce fait, le cliché exotique comporte bien des similitudes avec la construction utopique. L’ailleurs offre à l’homme mécontent de sa vie présente un havre de paix et d’espérance par l’intermédiaire du voyage.

La plupart des œuvres littéraires comportant des utopies n’offrent pas moins un portrait critique en filigrane de sa propre société qu’une peinture idéalisée de l’autre. L’événement postcolonial a montré comment le colonisateur pose son hégémonie culturelle sur les peuples colonisés, et comme le proclamait Freud, il affirme qu’ « il n’est pas bon de transplanter des concepts dans un sol éloigné de celui où ils ont grandi ».

Cette citation fait scintiller un des topos de la littérature postcoloniale. Prenons l’exemple du roman Noces sacrées de Seydou Badian qui, au cœur de l’Afrique colonisée, expose les déboires d’un commerçant français après l’acquisition d’un masque sacré. Freud comme Badian dénoncent le fait colonial qui apporte et impose une culture sur une terre d’une autre culture, celle-ci étant complètement niée en tant que telle par le colonisateur. Le verbe « transplanter » accuse vivement les pratiques de l’Occident. Sa connotation tellurique renvoie à un viol de la terre colonisée, puisque ce sont dans ses entrailles que vont s’ancrer les « concepts » de la « culture blanche ». La citation laisse entendre un tort à double tranchant qui découle du processus colonial. La blessure serait alors visible tant chez le colonisé que chez le colonisateur qui s’arrache à la terre où il a grandi, tentant d’adapter avec violence les attributs de sa culture sur une terre étrangère. Enfin, la valeur qu’on prête au verbe « transplanter » interroge l’intensité de l’étanchéité entre les frontières et les cultures.

Ari Gounongbé, docteur en psychologie et essayiste d’origine africaine, analyse dans Toile de soi. Culture colonisée et expressions d’identité l’impact que provoque l’implantation de la bouteille de Coca-Cola, symbole d’une société capitalisée et globalisée, dans un petit village africain traditionnel. La réception de l’objet est empreinte d’ambivalences, celui-ci étant perçu à la fois comme un « cadeau des dieux » et comme un « objet dangereux » qui véhicule tous les affects propres à la société capitaliste. Cet objet, une fois « implanté », a marqué de son sceau la terre et l’esprit des habitants, malgré eux, puisque sa disparition génère un manque qui conduit à la reconquête de l’objet. L’objet nouveau devient source de division, l’ancienne cohésion du peuple n’est alors possible qu’à la mesure de l’éloignement de cet objet. Mais les traces de l’objet sont irrémédiablement creusées dans la terre, il est le signe d’un ailleurs, d’une altérité symbolisée par cette bouteille dont la matière exhibe sa solidité. Cet exemple montre à quel point l’altérité est à la fois source d’angoisse mais aussi de fascination, il porte un carmen nouveau et mystérieux, dégageant un pouvoir d’attraction.

La symbolique de l’objet étranger à une culture est aussi utilisée par le romancier Seydou Badian, dans un ordre inversé. Dans Noces Sacrées, c’est en effet le commerçant français, Besnier, qui après avoir acheté au Mali un masque incarnant la figure de N’Tomo, un puissant dieu traditionnel, rentre en France, où il se retrouve possédé par ce dieu. L’acte de transplantation est ici toutefois volontaire. L’agent de transplantation est sa propre victime, mais il s’agit bien d’un exposé des conséquences néfastes que l’apport d’un objet, arraché à sa culture d’origine, provoque une fois implanté sur une terre qui lui est totalement étrangère.

Au-delà de la symbolique de l’objet nouveau et fascinant, Ari Gounongbé conclut, à la suite de l’illustration de la bouteille de Coca-Cola, par la nécessité d’un dialogue des cultures pour éviter l’extrémisme et le prédicat selon lequel le modèle socio-politique démocratique doit servir de moteur au développement socio-économique du Sud. Il s’agit « d’inhiber le fossé » entre les Africains porteurs malgré eux de la culture colonisée (les acculturés), et ceux demeurant dans l’imaginaire collectif les représentants de la culture coloniale (les coopérants).

Gounongbé en vient alors à attribuer l’origine du « processus d’acculturation » à la déchirure entre le psychisme et la culture, qui forment un doublet indissociable dans l’appréhension du monde. L’acculturation peut être vécue comme un apport culturel ou comme une privation, puisque selon la définition de Redfield, Linton et Herskovitz dans le Mémorandum of Study of Acculturation, il s’agit de « l’ensemble des phénomènes résultant d’un contact continu et direct entre groupes d’individus appartenant à différentes cultures, et aboutissant à la transformation affectant les modèles culturels originaux de l’un ou des deux groupes ». On perçoit alors le caractère universel du processus d’acculturation qui découle du contact avec un autre peuple. Cet aspect universel devient un instrument pour légitimer la colonisation, évinçant au passage l’aspect annihilant de la culture colonisée, en en faisant un outil d’évolution des sociétés. Il s’agit de porter une attention particulière à cette justification trop simple de l’acculturation qui ne tient pas compte des spécificités psychologiques de la manière dont cette acculturation est vécue par les peuples.

Face au désordre identitaire qu’illustre la littérature d’Afrique noire francophone, causé par le processus colonial, les thèmes de l’absence, de la folie ou de la mort imprègnent les textes. La mort du héros est le signe d’une destruction de cette partie de soi qui est devenue autre, faisant signe vers une identité absente. La veine tentative de la reconquête d’une identité unifiée se caractérise par cette mort tragique. L’absent est toujours le destinataire de l’écrit et l’origine de l’identité acculturée. En effet, sa terre natale, l’Afrique, représente l’image d’un objet que l’acculturé ne peut plus posséder, qui lui échappe, comme un objet vain, perçu mais jamais atteint. Si Ari Gounongbé brosse un portrait exhaustif des processus coloniaux et de leur impact sur les sociétés postcoloniales africaines, il ne semble pas proposer lui-même de solution pour une émancipation pleine et assumée de l’esprit africain vis-à-vis de l’influence des sociétés occidentales. La littérature apparaît comme une des portes de sortie possibles, dont les différents courants qui se complètent et s’opposent révèlent la difficulté à trouver une voie sûre et unique. À l’abord de ces textes, le lecteur occidental fait la pleine expérience d’une altérité démultipliée, illustrant un véritable face à face entre « nous » et les « autres ». Tandis que les « autres » se défendent contre des fantasmes exotiques stéréotypés, issus de l’imaginaire du « nous » occidental, ce dernier est invité à réévaluer ses perceptions de l’ailleurs dans la pleine écoute des « autres ». Seydou Badian introduit ces conflits dans le personnage du médecin africain, pétri de la culture scientifique et d’une tradition qu’il croit avoir rejetée. Face à la maladie du commerçant français Besnier, il opère un retour à ses origines, à son pays natal, illustrant ainsi le dilemme psychologique de l’assimilé qui retrouve la culture de ses ancêtres sans renier son éducation occidentale.

Par Mathilde Gomas

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