À la Cité de la Paix : l’Afrique nous habite

Fondation Lucien Paye ©CIUP

À la Résidence Lucien Paye, nous sommes 66 nationalités venues du monde entier. Dans nos murs chargés d’histoire, nous recréons chaque jour notre Continent, l’Afrique. Celle que nous chérissons, celle à laquelle nous aspirons. Pour mieux vous raconter mon séjour, je vous parlerai de mes rencontres.

Je suis venu en France pour étudier, mais je me réveille tous les matins en Afrique. Je ne me rappelle pas quel jour je suis arrivé à la Résidence Lucien Paye. C’était à la fin du mois d’août 2017. Je ne saurais pas non plus vous dire qui m’a ouvert la porte. Qui j’y ai vu en premier. Qui m’y a accueilli.

Je me vois juste au rez-de-chaussée inférieur, avec mes valises, dont un long sac marin treillis emprunté à mon père. Une grande aire de jeu, dotée d’un babyfoot et d’un billard, ainsi qu’une machine à sucreries et à café, s’ouvrent à moi. Je me précipite vers ma droite, hésite rapidement entre emprunter le petit escalier et remonter la pente qui lui est juxtaposée. Je ne me rappelle pas mon choix.

Quel est mon sentiment à la vue du long corridor blanc, à l’entrée duquel je me suis hissé ? Ai-je remarqué les petits points noirs qui parsèment sa peinture, comme des grains de beauté ? Ou me suis-je plutôt placé devant le miroir géant pour soigner ma mise, me sourire à moi-même ? Me dire que je suis vilain. Ou me faire le serment d’exceller, de bien me conduire, sous ce toit chargé d’histoire.

Le savoir, à tout prix

Les portes des chambres se font face à face. Elles se saluent. Je tourne la tête de part et d’autre, identifie la rangée des chiffres pairs et m’avance jusqu’au 0.1.2. C’est ici mon nid, mon antre, mon lieu de travail : ma nouvelle Afrique, dans la Cité de la Paix. C’est de là que je partirai chaque matin, à la conquête du savoir, pour honorer la raison de ma présence en France.

Le savoir, celui-là qui m’a fait sortir du coeur du Sénégal, de ma Diourbel natale, à l’âge de onze ans, pour me dire de le retrouver au Burkina Faso, est un trésor exigeant. Durant sept ans, au Prytanée Militaire de Kadiogo, je l’ai courtisé. Je l’ai convoité. Je l’ai produit. Pour s’assurer qu’il nous est cher, il nous éprouve en nous demandant de nous éloigner des nôtres. De ceux-là que nous aimons le plus au monde.

« Les premiers jours, voire les premières semaines, sont toujours drôles. La timidité est ambiante. Les salutations sont courtes, presque murmurées. L’on se croise, se remarque, s’observe, et peut-être s’épie, sans trop se parler, se présenter. Puis, un beau jour, c’est l’éclosion. »

En prononçant la basmala (une prière), j’ouvre la porte de ma chambre. Une dizaine de mètres carrés, une étagère à deux niveaux pour mes livres, plusieurs lampes, la vue sur le jardin : me voilà satisfait. Je n’ai pas besoin de plus pour me mettre au travail. Dans l’armée, nous partagions les chambres. Ici, seules les cuisines et les toilettes sont communes. Le partage de ces espaces peut être inconfortable pour certains, surtout pour ceux qui n’ont jamais eu à le faire, mais c’est aussi cela la vie d’étudiant. De nouvelles expériences, pas toujours les plus faciles. Des compromis. Du stress. Des fins de mois difficiles. Et parfois, au moins une fois, de la précarité : ce moment où nous ignorons les gargouillis du ventre, restons concentrés sur nos cours, parce qu’il n’y a aucun centime dans les poches, dans les tiroirs, sous les lits. Sans savoir si demain sera meilleur.

Les premiers jours, voire les premières semaines, sont toujours drôles. La timidité est ambiante. Les salutations sont courtes, presque murmurées. L’on se croise, se remarque, s’observe, et peut-être s’épie, sans trop se parler, se présenter. Puis, un beau jour, c’est l’éclosion. Toutes les interrogations et toutes les curiosités couvées se libèrent. Comme pour rattraper le temps perdu, l’on veut savoir, tout de suite, comment s’appelle son voisin, d’où il vient, ce qu’il étudie, depuis quand il est dans la Résidence, ce qu’il est en train de cuisiner… Le parcours de chacun est détaillé, ses ambitions déclinées, et à la fin de ces échanges préliminaires, le plus téméraire des interlocuteurs demande à l’autre de lui rappeler son prénom. L’autre le lui donne, et s’assure, lui aussi, qu’il a bien mémorisé le prénom de sa nouvelle connaissance.

L’on se dit enchanté, toujours impressionné par le parcours, la personnalité, de l’autre. Quelque part, dans un coin de sa tête, un projet d’amitié s’écrit tout seul. L’on se sépare de l’autre avec, en mémoire, ses plus intéressantes phrases et ses vues, qui nous offrent de nouveaux angles, de nouvelles perspectives. De nouvelles réflexions. Pourquoi, regrette-t-on, ne faire connaissance avec l’autre que maintenant ?

©Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye

Inventer l’avenir

Les couloirs, les cuisines, l’aire de jeux, la salle télé, s’animent. Deviennent plus vivants. L’on s’y croise, s’y retrouve, amorce ou continue une discussion. Sur des sujets variés, le football et le basketball (ces moments où je reste silencieux), le mal du pays, la charge de travail dans les cours, le climat, mais avec une constante, l’incontournable : la politique. La politique en Afrique. La politique internationale. L’Afrique dans le monde.

Tout nous ramène à la politique. Elle se glisse, se faufile, dans nos discussions, même lorsqu’on est là… pour célébrer un anniversaire, partager un brunch ou un dîner. Elle nous tient éveillés, surtout les samedis soirs, parfois jusqu’à trois heures du matin. Environ dix dans une chambre, et de nouveaux visages au fil des rencontres, improvisées la plupart du temps, nous partons de l’actualité. Ou d’un sujet qui tient à coeur l’un de nous.

Ishimwe parle d’éducation, de mentorat, de networking, d’inclusion, de reconstruction postgénocide. Paul Bamazé s’insurge contre le complexe intellectuel, culturel et revendique la liberté d’être soi-même. Diengoye, qui nous accueille le plus souvent, n’est pas d’accord avec le sort réservé aux enfants nés hors-mariage dans la société sénégalaise. Khadim, fin observateur de la politique américaine, pense que l’administration est la clef de voûte du développement.

Maha, qui vient de former un binôme avec Shiraz, se souvient de ses étudiants, tombeurs d’El Bechir. Elle veut briller dans la médecine, en gardant son voile, pour être un modèle d’excellence, la voix de toutes les femmes soudanaises. Mallé est convaincu que l’Afrique n’imposera pas le respect sans doter, à l’intérieur, ses citoyens de moyens de subsistance, d’un pouvoir économique. Ndèye Fatou estime que les collectivités locales débordent d’idées, et qu’elles peuvent faire des merveilles, si on parvient à les mobiliser.

Mon Ancien du Prytanée, Siaka, nous raconte comment il s’est battu pour arrêter sa carrière d’officier de l’air, et mener sa thèse en psychologie. Ezé, mon autre Ancien, virologue et bon causeur, nous explique la nature du coronavirus. Et en passant, nous relate comment son laboratoire et lui, au Burkina, se battent pour ne pas laisser le crédit de leurs travaux tomber sous le monopole des laboratoires d’Occident. Leur compatriote, Malick, mise sur sa thèse en agronomie pour booster les récoltes de nos Paysans. Avec d’autres étudiants africains, il a fondé deux bourses destinées à deux étudiants en master restés au pays. Tout comme Alhassane et Seydou ont créé Yelentic, une plateforme offrant des contenus pédagogiques et des services d’orientation aux élèves et étudiants de notre Continent.

Yacine alerte, reste vigilant, ne veut pas que nous commettions les mêmes erreurs que nos aînés, qu’il accuse d’avoir démissionné de la politique. Rygoh, esprit flamboyant, prépare, à côté de sa thèse, deux romans à la fois. L’un d’eux observe le deuil des victimes de la crise ivoirienne de 2010. Kanta s’apprête à retourner servir au Sénégal, comme l’un des rares oncologues. Il le sait, la donne doit changer : et nous comptons sur lui dans ce champ. Sokhna, Ibrahima, Alexandre, font aussi la navette. Les difficultés du pays, ils les connaissent, mais n’ont pas peur de les affronter.

Samba, ingénieur financier, prépare l’après-CFA et nos futures politiques monétaires. Ce, au grand bonheur de Barkaï, notre invité permanent, qui nous rappelle que c’est de l’intérieur, sur place, que l’on est plus efficace. Et Moïse, et Adama, et El Hadji, et Oumy, et les frères Ba, et Nelly, et Dolo, et Miranda, et Mamadou, et Makandia, et Demba, et Thierno, et Elysée, et Rémi, sont tous ici, ou y sont passés, avec leurs talents, leur singularité, leurs vertus, prêts à faire entendre l’Afrique !

Nous sommes prêts

Cette Afrique-là, ils ne sont pas les seuls à me la faire aimer, à me la rappeler. Je la vois dans l’attitude de Tonton Wagué, calme, méticuleux et digne, avec son petit bonnet. Je l’entends dans les prières de Tonton Mafolo et de Tonton Sylla ; dans les blagues de Tata Dorinda ; les « mon fils ! » de Tata Sira ; les fous rires de Tonton Cissé ; la détermination de Tonton Talibé ; le dynamisme de Tonton Mady. Je la sens dans la finesse de Tonton Oumar ; dans la sympathie des grands Bakary et Alioune. Sa sagesse est dans les mots de Tonton Fonkoua, qui me rappelle que « Césaire a travaillé sur Cahier d’un retour au pays natal durant cinq ans ; et Maran, sur Batouala, durant dix ans. »

Dans ceux de Tata Angèle, pour qui « les milliards de la terre ne valent pas un être humain ». Ou encore dans ceux de Tonton Camara qui, pour en avoir fait l’expérience toute sa vie, m’assure, parmi tant d’autres leçons, que : « Recevoir c’est bien, mais redonner c’est mieux ». Avec Tata Madeleine, Moustapha et Rabi, nous avons célébré ensemble l’arrivée d’Adja Marième, ma femme. J’ai quitté le 0.1.2, et nous avons emménagé au fond du corridor blanc, parsemé de grains de beauté.

Comme tous nos prédécesseurs, nous quitterons Lucien Paye prêts, enrichis, reconnaissants, enthousiastes et plus mûrs. Plus que tout le monde, nous nous rappellerons ce lieu. Il a abrité nos amitiés, et nos premières années de mariage.

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